Syrie: les oubliés de la Maison de la lumière

Karin Leukefeld (Photo mad)

Des religieuses catholiques s'occupent des personnes âgées sans famille à Damas

par Karin Leukefeld,* Damas

(27 février 2022) Dans la maison de retraite de Beit Nour, dans la vieille ville de Damas, des hommes âgés passent leurs vieux jours. Presque tous sont seuls. Leurs enfants ont quitté la Syrie. D'autres ne veulent ou ne peuvent pas s'occuper de leurs pères.

Pour les hommes de Beit Nour, c'est une surprise. Une petite délégation de sœurs de l'ordre catholique salésien leur apporte des cadeaux. Chaque résident reçoit un pull-over qui lui est remis lors d'une cérémonie. Cela change du quotidien habituellement tranquille et plutôt uniforme de cette résidence pour personnes âgées située dans la vieille ville de Damas.

Beit Nour signifie «maison de la lumière». L’institution est dirigée par des sœurs de l'ordre de Mère Teresa. Les religieuses viennent du monde entier pour servir les pauvres et les faibles en Syrie. Les quatre sœurs de Beit Nour ont l’aide de trois assistants pour s'occuper des 26 résidents. Deux femmes préparent les repas à la cuisine. Les sœurs n'aiment pas être sous les feux de la rampe. Les photos et les enregistrements ne sont pas les bienvenus. Lorsqu'on objecte que le public doit tout de même savoir à quel point leur aide est importante, l'une des sœurs réplique: «Notre travail est pour Dieu, cela nous suffit.»

Assistance spirituelle chrétienne à Damas: lors d'une cérémonie, des
religieuses remettent aux résidents de la maison de retraite Beit Nour
des pulls achetés grâce à des dons. (Photo Karin Leukefeld)

Les sœurs de l'ordre salésien qui se rendent à Beit Nour pour apporter les cadeaux sont toutefois plus ouvertes. Sœur Carol Tahan est à la tête de la délégation. Elle vient d'Alep et y dirige l'hôpital italien, fondé en 1913 par les salésiens à Damas. Avant la guerre, l'«Ospedale Italiano» était l'un des hôpitaux les plus prestigieux de Damas. Mais pendant la guerre civile, de nombreux médecins, techniciens médicaux, thérapeutes et infirmiers ont quitté le pays. Depuis, l'hôpital est en état d'urgence et dépend des dons.

En décembre, grâce à ces dons, une prime de Noël de 100 000 livres syriennes (environ 30 euros) a pu être versée à chacun des collaborateurs de l'hôpital, raconte sœur Carol: «Les uns font des dons pour la poursuite des activités et pour les appareils médicaux dont l'hôpital a urgemment besoin. D'autres nous soutiennent pour apporter de l’aide aux pauvres.» Il y a «par exemple Bernhard» d'Allemagne qui, avec son association sise près de Munich, collecte depuis plusieurs années de l'argent pour le leur transmettre. «Cette année, nous avons pu acquérir un appareil radiographique CT d'occasion – pour les images électroniques, dont on a toujours un urgent besoin. En outre, les dons nous ont permis de nous procurer ces pulls chauds pour les personnes âgées.»

Les religieuses les ont commandés à une entreprise textile qui a produit les pulls spécialement pour les foyers. Les ouvriers auraient reçu un bon salaire de 15 000 livres syriennes (environ 4,60 euros) par pull. «Comme ils ont pu coudre de nombreux pullovers, ils ont aussi bien gagné leur vie», explique sœur Carol. «Les dons aident donc les deux parties, les couturiers et les personnes âgées. Un grand merci pour ce soutien!»

Beit Nour est caché dans l'une des nombreuses ruelles étroites de la vieille ville. La haute cour intérieure est couverte, ce qui a permis de créer une salle de séjour pour les pensionnaires. Les sœurs salésiennes ont joliment disposé trois grandes piles de pulls chauds sur une table. Une vingtaine d'hommes observent avec impatience sœur Carol prononçant un bref discours.

A la fin de son message, l'un des hommes frappe sur son tambour. Immédiatement, les autres hommes entrent dans le rythme en tapant des mains, un homme sort lentement d'un coin arrière de la grande pièce et se déplace en dansant sur le rythme. Sœur Carol, qui bat également des mains au son du tambour, se joint au danseur et ensemble, ils font quelques pas dans la pièce. Puis sœur Carol annonce qu'il est temps de distribuer les cadeaux.

Les hommes retournent à leurs places. Les sœurs salésiennes prennent chacune deux ou trois pullovers de couleur bleu-gris ou marron-blanc, entre lesquels les personnes âgées peuvent choisir. Les pulls sont posés sur la personne pour en vérifier la taille, puis on passe au suivant jusqu'à ce que le danseur reçoive lui aussi son pull. Bien qu’il sache bien danser, il ne parvient pas à coordonner les mouvements de ses bras. Les infirmières l'aident à s'habiller, et finalement, il se retrouve au milieu des autres pensionnaires dans son nouveau pull et sourit fièrement. Il reçoit des applaudissements spontanés, mais c'est trop d'attention pour lui. Rapidement, et sans plus regarder les autres, il se retire dans une pièce à l'écart et ferme la porte.

Tandis que les autres hommes continuent de chanter et de danser accompagnés du tambour, sœur Carol Tahan trouve le temps pour un bref entretien. Certains des hommes âgés sont alités et ne peuvent pas participer à la fête, explique cette femme résolue, vêtue de l'habit gris d'une sœur salésienne dirigeante.

La solitude est ce qu'il y a de pire pour les personnes âgées. La plupart d'entre eux n'ont plus de famille. Les conjoints sont décédés, les enfants souvent quelque part à l'étranger

Dans les prochains jours, elle se rendra encore au Beit Hubi, dans le quartier de Dweila, où vivent des femmes seules. Elle y remettra également des cadeaux. Avec le Beit Saadi, c'est une troisième maison de retraite qui figure sur son plan. Celle-ci est plus grande que Beit Nour. «170 hommes âgés y vivent», explique-t-elle. Certains étaient des diplomates, des professeurs, des ingénieurs ou des médecins renommés. «Dans leurs chambres se trouvent des photos illustrant leur vie, leur famille et leurs enfants.»

Les sœurs de l'Ordre catholique de Mère Teresa s'occupent de 26 hom-
mes dans la maison de retraite de Beit Nour. (Photo Karin Leukefeld)

Elle ajoute que la solitude est la pire des choses pour les personnes âgées. La plupart d'entre eux n'ont plus de famille en Syrie. Les conjoints sont décédés, les enfants souvent absents à l'étranger. Sœur Carol connaît l'histoire de la plupart des hommes de Beit Nour. «Là-bas, sur le banc, il y a Gabriel, il a 75 ans. Un jour, il est venu nous voir au couvent parce qu'il avait perdu sa fille, chez qui il vivait. Il ne savait plus quoi faire. Nous l'avons aidé à monter un petit commerce, nous lui avons acheté un trolley avec lequel il a pu vendre des bonbons, des biscuits et des petits objets pour les enfants à proximité des écoles et gagner ainsi modestement sa vie. Mais lorsque la guerre a commencé, il a dû arrêter de travailler, et c'est alors qu'il a été accueilli ici, à Beit Nour.» «L'appartenance religieuse des hommes ne joue aucun rôle», explique-t-elle, «on ne demande rien à personne, tout le monde est le bienvenu.»

Le lendemain, le quotidien a repris ses droits au Beit Nour. Le matin et l'après-midi, les hommes s'assoient ensemble. Certains jouent le tavla (backgammon), d'autres feuillettent des livres ou discutent. Le joueur de tambour de la veille est assis à côté d'Abu Majd [nom changé], qui ne veut pas que son nom soit mentionné. Dans son «ancienne vie», Abu Majd était propriétaire de quelques-uns des meilleurs restaurants de la capitale syrienne. «J'avais un restaurant à Abu Rummaneh, le Sanabel à Al Qusour, le Vendome à Mezzeh, j'avais un restaurant chinois et un autre dans la vieille ville de Damas. Le restaurant Al Waha était sur le chemin de Harasta, il a été démoli parce qu'une route a été construite à cet endroit. Un restaurant était spécialisé dans les plats à base de pommes de terre.» La voix du sexagénaire s'affaiblit, il semble oppressé.

«En 2011, il y a eu des problèmes avec différentes entreprises», raconte-t-il. Il s'est associé à une plus grande entreprise, mais celle-ci lui a soustrait tous ses restaurants. Par la suite, il n'a plus eu de travail et a perdu tout son argent; sa femme l'a quitté et il est tombé malade. Un prêtre l'a aidé à être accueilli à Beit Nour. Il n'est pas soutenu par sa famille. Deux de ses fils sont partis chercher du travail aux Emirats arabes unis. Seule sa fille aînée lui a rendu visite, mais, entre-temps, elle aussi a quitté le pays. Il est donc livré à lui-même et a échoué bien trop jeune dans la maison de retraite.

«La vie à Beit Nour est agréable», confie Abu Majd. Il passe ses journées avec des amis. Il lit beaucoup quand il est dans sa chambre, qu'il partage avec deux autres personnes. «Les livres disponibles à Beit Nour sont exclusivement religieux», raconte-t-il. Mais il a aussi les siens. L'histoire et la politique l'intéressent, et il lit des romans. Toute sa vie, il a vécu dans de bonnes conditions. Mais «maintenant, onze années terribles se sont écoulées et je ne crois pas en un avenir meilleur.» A Beit Nour, il a beaucoup appris sur les religions et a trouvé une communauté. «Nous nous serrons les coudes et nous nous aidons mutuellement.» Malgré tout, il est reconnaissant.

Des chants religieux résonnent en arrière-plan, les hommes poussent leurs chaises pour former un cercle, d'autres se retirent dans leurs chambres. Une Damascène élégamment vêtue est arrivée et a pris place dans le cercle de chaises. Elle lit des passages d’un livre étroit, de temps en temps les hommes répondent en chœur. La sœur de l’ordre de Mère Teresa indique qu’il est temps pour la visiteuse de partir. Lorsqu’elle se dirige vers la sortie, l’un des hommes lance: «Bonne année et revenez nous voir!» Presque imperceptiblement, Abu Majd hoche la tête en signe d’adieu.

* Karin Leukefeld a fait des études d'ethnologie ainsi que des sciences islamiques et politiques et a accompli une formation de libraire. Elle a travaillé dans le domaine de l'organisation et des relations publiques, notamment pour l'Association fédérale des initiatives citoyennes pour l'environnement (BBU), pour les Verts allemands (parti fédéral) et pour le Centre d'information sur le Salvador. Elle a également été collaboratrice personnelle d'un député du PDS au Bundestag (politique étrangère et aide humanitaire). Depuis 2000, elle travaille comme correspondante indépendante au Moyen￾Orient pour différents médias allemands et suisses. Elle est également auteur de plusieurs livres sur son vécu dans les zones de guerre du Proche et du Moyen-Orient.

Source: www.nd-aktuell.de, 1er février 2022
Publication avec l’aimable autorisation de la rédaction et de l’auteur.

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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