Cela ne doit pas tomber dans l’oubli!

Christian Müller
(Photo infosperber)

Le 27 janvier 1944 – il y a 79 ans – l’Armée rouge a pu ouvrir le blocus allemand de Leningrad avec un million de morts de faim

par Christian Müller,* 27 janvier 2023

(7 février 2023) (Réd.) Avec sa soumission totale aux forces anglo-américaines d'outre-Atlantique, l'Allemagne ne peut que perdre: ses libertés, sa prospérité, son estime dans le monde. A cela il faut ajouter la perte de l'avantage économique de recevoir du gaz bon marché de Russie (ce qui avait largement contribué à l'essor économique) et de l'honneur national d'être devenu un pays décent et pacifique – après une guerre perdue qui a fait 27 millions de victimes rien qu'en Union soviétique. Tous les sondages montrent que la grande majorité de la population allemande ne veut pas d'une guerre contre la Russie.

Ses propres crimes de guerre, à une époque où de nombreux Allemands toujours en vie étaient déjà nés – donc pas dans une époque lointaine! – ne doivent pas tomber dans l’oubli: voici l’exemple de Leningrad.

* * *

Trois hommes enterrent des personnes mortes de faim dans le
cimetière de Volkovo pendant les jours de l'hécatombe, en octobre
1942. (Photo Ria Novosti Archives, image 216, Boris Kudoyarov)

La ville de Leningrad, l’actuelle Saint-Pétersbourg, était déjà une ville de plusieurs millions d’habitants au début des années 1940. Située au bord de la mer Baltique, elle était déjà à l’é poque la deuxième plus grande ville de Russie. Selon Hitler, les deux villes ne devaient pas seulement être «conquises», c’est-à-dire placées sous son propre contrôle, les deux villes devaient, comme il ressort d’une lettre du cadre nazi Reinhard Heydrich,1 être «anéanties»! Anéanties! Il s’agissait donc clairement de l’assassinat planifié et partiellement réalisé de millions de civils russes!

Dans le camp d’extermination de Treblinka en Pologne, plus de 700 000 personnes, presque toutes juives, ont été assassinées par les nazis entre juillet 1942 et août 1943. Les estimations vont jusqu’à un million. Parce que les Juifs ont été ciblés et parce que les Juifs du monde entier ont fait en sorte, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, que cela entre dans l’histoire comme un génocide sans comparaison, presque chaque enfant sait aujourd’hui, du moins en Allemagne, quel crime de guerre l’Allemagne a commis à l’é poque. Et que dire de la famine infligée volontairement à des millions de Russes?

Le blocus militaire total de la mégapole russe Leningrad a commencé le 8 septembre 1941. Ce n’est que 872 jours plus tard, le 27 janvier 1944, que l’Armée rouge a pu briser ce blocus par les armes et réintroduire des vivres dans la ville. Comme la famine voulue pour anéantir totalement la population de Leningrad n’a pas commencé le premier jour du blocus, mais qu’elle a rapidement pris une ampleur dramatique, il faut partir du principe qu’en janvier 1944, c’est-à-dire après plus de deux ans sans aucun apport de nourriture, chaque jour – chaque jour! – jusqu’à 3000 personnes, voire plus, mouraient de faim. Les Juifs de Treblinka ont été gazés, les Russes de Leningrad ont été livrés à la famine: existe-t-il des méthodes plus horribles pour tuer des gens «en masse»?

Aujourd’hui, l’Allemagne livre des armes contre la Russie

Mais aujourd’hui, l’Allemagne livre des chars de combat – les meilleurs du monde – contre la Russie! Et elle habille cette décision en expliquant qu’il s’agit d’une «décision commune» avec les Etats-Unis.

Pour rappel: après la fin de la guerre froide, la Russie a volontairement permis la réunification des deux Allemagne. Le pacte de Varsovie a été dissous. Les militaires stationnés en RDA ont tous été retirés jusqu’en 1995, ainsi que leurs armes et leurs infrastructures, tout a été évacué. Mais l’OTAN a été maintenue – contre quel ennemi?

Et contrairement à toutes les promesses, elle s’est élargie vers l’Est – vers la Russie! – de 14 pays! Et les Etats-Unis ont laissé leurs bases militaires en Allemagne et stockent encore aujourd’hui en Allemagne et en Italie des ogives nucléaires prêtes à l’emploi.

Il faut le savoir: en Russie, il y a encore aujourd’hui des millions d’hommes et femmes russes âgés qui n’ont eu qu’une grand-mère, mais pas de grand-père. Très jeune, le grand-père était déjà l’une des 27 millions de victimes militaires et civiles soviétiques de la Seconde Guerre mondiale initiée par l’Allemagne. En Russie, la propre histoire est présente, chez les jeunes et les moins jeunes. Et cette fois encore, les Russes préféreront se battre et, si nécessaire, souffrir de la faim, plutôt que d’assister passivement à la destruction de leur patrie à l’aide de chars allemands.

Dmitri Chostakovitch. (Photo wikipedia)

Les amateurs de musique classique, eux, connaissent le génocide de Leningrad

Leo Ensel, l’essayiste allemand conscient de l’histoire, est un tel amateur de musique classique. A propos de la Septième symphonie du compositeur Dmitri Chostakovitch, qui avait lui-même réussi à fuir Leningrad de justesse à l’é poque, il nous a fourni le complément suivant pour la journée du souvenir de ce jour [27 janvier]:

« Dès septembre 1941, Chostakovitch commence à parler dans la presse de son travail sur sa Septième symphonie op. 60. Les Allemands se rapprochent de plus en plus de Leningrad. Il termine le premier mouvement de la symphonie le 3 septembre, avant même le début du blocus, le 8 septembre, qui va complètement isoler la ville pendant 870 jours. La ville, constamment bombardée, ne peut plus être approvisionnée que par les airs; en hiver, la glace du lac Ladoga assure la liaison.

Le 14 septembre, Chostakovitch donne un concert à la Philharmonie de Leningrad, dont les recettes seront versées au fonds de défense. Dans son ‹Discours de Leningrad›, il rapporte: ‹Mes chers amis! Je vous parle depuis Leningrad, alors que des combats acharnés contre l’ennemi se déroulent aux portes de la ville. Je vous parle depuis le front. Hier matin, j’ai terminé la partition du deuxième mouvement de ma nouvelle et grande symphonie. Si je parviens à bien terminer cette œuvre, si je peux achever les troisième et quatrième mouvements, alors nous pourrons appeler cette œuvre la Septième symphonie. Je raconte cela pour que tout le monde sache que le danger qui plane sur Leningrad n’a pas fait taire sa vie palpitante.›

La Septième symphonie de Chostakovitch deviendra une légende avant même d’ê tre composée. Des Américains demandent le droit de la jouer en première mondiale: Toscanini et d’autres. Le troisième mouvement est terminé le 29 septembre à Leningrad, puis Chostakovitch est évacué. Il arrive à Kuibyshev (Samara). C’est là qu’il termine le final en décembre, et c’est là que la symphonie est jouée pour la première fois par l’orchestre du théâtre Bolchoï de Moscou le 5 mars 1942. En tant qu’artiste reconnu, Chostakovitch vit dans des conditions relativement favorables. Au printemps 1942, il écrit: ‹Nous sommes bien logés. Nous avons un appartement avec deux chambres. Ma mère, ma sœur et mon neveu ainsi que les parents de ma femme sont restés à Leningrad. Il est rare que des lettres arrivent de là-bas, elles sont inhabituellement difficiles à lire. Par exemple, mon chien a été mangé; certains chats ont également été mangés.›

Le monument des «Défenseurs héroïques de Leningrad», dans
l'actuelle Saint-Pétersbourg, rappelle la lutte pour l'existence, les
sacrifices et les hérostombés lors de la défense de la ville. (Photo gk)

Le succès de la ‹Symphonie de Leningrad› est sensationnel, en Union soviétique comme à l’é tranger, où elle est jouée pour la première fois dès le 22 juin 1942 à Londres et le 19 juillet par Toscanini à New York.

Chostakovitch avait veillé, par de nombreux commentaires, à ce que l’auditeur sache sur quel programme il devait baser ses sensations. Et la musique suggérait des interprétations programmatiques non seulement par les circonstances de sa création, mais aussi par un épisode efficace du premier mouvement, qui a le plus contribué à la célébrité de la symphonie: Une mélodie banale y est amplifiée par une instrumentation de plus en plus forte pour devenir une marche brutale au volume agressif.

Ce passage est entré dans l’histoire de la musique comme l’é pisode de l’‹ Invasion›, une mélodie de chanson qui commence doucement et se termine sauvagement: Chostakovitch écrivit au printemps 1970 à un communiste allemand qu’elle devait symboliser l’invasion des troupes nazies: ‹Le thème de marche de ma symphonie incarne l’invasion du fascisme allemand agressif.›

Au cours du final de la symphonie, des signaux militaires résonnent au loin. Lentement mais constamment, la musique s’intensifie en un martèlement sauvage et combatif – qui s’é teint et débouche sur une lourde marche funèbre, une pathétique complainte funèbre. C’est à partir de cette plainte sur le sang versé, accompagnée de signaux militaires lointains, que se développe la fin. La musique implore la rédemption, crie vengeance, grandit jusqu’à devenir un grondement rugissant, jusqu’à ce qu’elle se retourne et qu’un rayon d’espoir tombe dans le sombre décor.»

* Christian Müller, né en 1944, a étudié l’histoire et le droit public à l’Université de Zurich, où il a obtenu un doctorat. Il a étudié l’économie d’entreprise à la Haute école de commerce de Saint-Gall (à l’époque). Puis, il a exercé 28 ans de journalisme actif auprès de différents quotidiens et hebdomadaires suisses à différents postes (rédaction et rédacteur en chef) ainsi que 20 ans de management d’édition (direction, CEO, conseil d’administration dans différents médias). Depuis de nombreuses années, il dirige sa société de consulting Commwork AG, à temps plein ou à temps partiel et depuis mars 2022, il est l’éditeur de la plateforme en ligne https://globalbridge.ch.

Pour écouter la «Symphonie de Leningrad» de Chostakovitch, cliquez ici.

Source: https://globalbridge.ch/heute-vor-79-jahren-hat-die-rote-armee-die-deutsche-blockade-leningrads-mit-einer-million-verhungerten-oeffnen-koennen-das-darf-nicht-in-vergessenheit-geraten, 27 janvier 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Siège_de_Léningrad

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