De la déconstruction d'un beau métier

Carl Bossard (Photo mad)

par Carl Bossard,* Suisse

(28 juin 2022) La Suisse manque de milliers d'enseignants, et ce juste avant les vacances d'été. Les autorités sont surprises. Mais comment en est-on arrivé là? Recherchons les indices.

Les enseignants ont «le plus beau, le plus difficile et le plus dur métier du monde», écrit l'écrivain suisse Thomas Hürlimann dans son essai joyeux et intelligent «Die pädagogische Provinz».1 Mais pourquoi fuient-ils l'école en masse?2 Pourquoi de moins en moins d'enseignants veulent-ils enseigner à plein temps et se réfugient-ils dans des emplois à temps partiel? Dans le canton de Lucerne, par exemple, deux tiers des enseignants travaillent à moins de 50%. Et seuls 11% assument un volume de travail de plus de 90%.

L'école est à l'étroit

Pourquoi cette soudaine pénurie d'enseignants? Cette question est aussi difficile qu’elle est complexe. Les réponses rapides sont nombreuses – et superficielles: vague de départs à la retraite, augmentation du nombre d'élèves, enfants réfugiés d'Ukraine. Tout cela est peut-être vrai; mais les responsables auraient pu anticiper bien des choses. La devise «Gouverner c'est prévoir» les y obligerait. Mais la question qui va plus loin n'est même pas posée: pourquoi cet exode de l'école?

Peut-être la grande fuite des salles de classe peut-elle s'expliquer en partie par une phrase du philosophe suisse Hans Saner. Selon lui, il valait mieux oser le conflit de la liberté que de dépérir paisiblement dans la conformité.3 Mais la lutte contre le système en vaut-elle la peine? Probablement pas. Il n'y a que la marche. Et ils sont nombreux à partir. Ils sont nombreux à évoquer le manque de liberté, la liberté comme antonyme de l'étroitesse des directives et des prescriptions dans le quotidien de l'enseignement. C'est l'une des raisons de leur départ de l'école.

(Photo keystone)

Prendre ses responsabilités nécessite de la liberté

Quiconque est en route avec des élèves, qui accompagne des jeunes sur leur chemin d'apprentissage et de vie, a besoin de liberté. Il en a besoin pour enseigner, comme il a besoin de l'air qu'il respire. La liberté pédagogique est un élixir. Il ne s'agit toutefois pas d'une liberté sans contrainte et sans contrôle, d'une liberté sans frein et sans limite, mais d'une liberté à l'égard des prescriptions pro forma inutiles et des directives formelles, des normes et des directives étroites. C'est la seule façon de réagir de manière adéquate en classe.

C'est la liberté de choisir les méthodes, le chemin vers le but. C'est la liberté de concevoir la mission de l'école et d'agir pédagogiquement pour les enfants et les jeunes – au profit de la classe dont les enseignants sont responsables. Et cette phrase contient le corollaire décisif de la liberté: la responsabilité. Assumer des responsabilités nécessite de la liberté. L'énergie humaine vient de la liberté. C'est pourquoi elle ne doit pas être étouffée dans les écoles. L'école doit rester un lieu de liberté. Mais il faut sans cesse déblayer le sable pour préserver cette liberté, sinon elle ne restera qu'une réalité manquée.

Réglementations sur réglementations

La liberté, ce petit mot, qui a peu d'amis aujourd'hui, et est beaucoup moins populaire dans la pratique que ne le suggère la rhétorique politique. C'est sans doute la raison pour laquelle les normes sont de plus en plus strictes dans les écoles. Cela démoralise de nombreux acteurs et nuit à la qualité de l'enseignement. Quiconque observe les écoles le sait: depuis des années, on restructure. Une réforme chasse l'autre; et chaque réforme apporte de nouvelles réglementations et de nouveaux objectifs, génère des décrets et des directives supplémentaires, produit du papier et exige des rapports. C'est là que réside le paradoxe: la réglementation imposée partout est en contradiction avec la liberté pédagogique exigée et nécessaire. Les écoles se retrouvent ainsi à l'étroit et à bout de souffle.

«Une bonne pédagogie et l'administration ne font pas bon ménage»

La réussite de l'enseignement, le plaisir des élèves à aller à l'école, dépendent de la personne de l'enseignant, de sa présence vitale – de son attitude. Pas du nombre de réglementations ou du volume des programmes scolaires. La densité des programmes scolaires actuels tend plutôt à restreindre la liberté. Le Plan d'études 21 suisse, par exemple, prescrit plus de 2300 niveaux de compétences parcellaires. Mais trop de directives paralysent l'esprit et freinent l'action. Trop de directives étranglent la spontanéité et étouffent la créativité. De nombreux enseignants se sentent donc prisonniers des tentacules administratifs et de leur effet paralysant. Ils se plaignent du corset de la complexité artificielle du monde scolaire actuel. Un enseignant expérimenté résume ses années d'enseignement en ces termes: «L'école est enchaînée».

C'est sans doute ce que veut dire Chantal Galladé, ancienne conseillère nationale zurichoise et présidente d'une commission scolaire d'arrondissement de Winterthur, lorsqu'elle déclare: «Une bonne pédagogie et l'administration ne font pas bon ménage. Les pédagogues doivent être créatifs et pouvoir créer. Cela nécessite de la liberté. L'administration, en revanche, veut uniformiser, organiser et réglementer les choses. Cela ne va pas ensemble.»4 Et cela a des conséquences, pourrait-on ajouter.

Ce qu’il faut, c'est la réhabilitation de l'enseignement et des enseignants

Il y a encore autre chose: le rôle de l'enseignant, la mission de l'enseignant ont changé; ils ont été déconstruits. Le slogan funeste «Abandonner l'enseignement pour l'apprentissage», le «Shift from Teaching to Learning», a conduit à la prédominance de l'apprentissage autorégulé. La responsabilité de l'apprentissage incombe à chaque enfant, postule-t-on. Mais toute forme d'univocité nie l'autre aspect. Ainsi, l'enseignant est passé du statut de «Sage on the Stage» à celui de «Guide at the Side», puis à celui de simple «Peer in the Rear» – relégué au rang de coach sur la touche et d'accompagnateur d'apprentissage.5 C'est ce que déplore Gert Biesta, philosophe et spécialiste de l'éducation renommé. Quelle jeune personne souhaite simplement accompagner les enfants – en tant que «Peer in the Rear», en tant que collègue relégué à l'arrière-plan?

Une science de l'éducation responsable plaide depuis longtemps pour une redécouverte et une reconstruction de l'enseignement, pour un «Re(dis)covery of Teaching»6 – dans une présence humaine vitale. «L'enseignement et l'enseignant doivent être réhabilités», exige Biesta. Cela vaut bien sûr aussi pour l'enseignante. Et il ajoute résolument: il faut un enseignant «capable de faire sortir les élèves de leur subjectivité et de leurs situations actuelles, limitées».

«C'était un professeur merveilleux»

On ne peut pas dire si c'est là le limes contre la fuite rampante de la salle de classe. Mais une telle vision réhabilite au moins le rôle de l'enseignant en tant que pédagogue, paid-agogein, guidant les enfants et les adolescents. C'est peut-être un premier pas contre la déconstruction malsaine de cette profession exigeante et belle, et une riposte contre l'exode de la profession.

Citons à nouveau, l'écrivain suisse Thomas Hürlimann, lequel écrit à propos de son professeur de musique, le père Daniel Meier, à l'école du couvent d'Einsiedeln: «C'était un enseignant merveilleux; il brûlait pour la musique et nous contaminait, nous les garçons, avec son feu.»7 Et nous savons encore autre chose de Thomas Hürlimann: le père Daniel pouvait travailler en toute liberté.

(Traduction «Point de vue Suisse»)

* Carl Bossard, né en 1949, a été recteur du lycée cantonal de Nidwald, directeur du lycée cantonal de Lucerne, recteur fondateur de la Haute école pédagogique de Zoug (HEP Zoug) et chargé de cours au lycée cantonal de Zoug. Actuellement, il intervient en tant que directeur de cours, conférencier et conseiller scolaire. Carl Bossard se prononce régulièrement sur des questions de politique éducative et de pédagogie.

1 Thomas Hürlimann (2008), Der Sprung in den Papierkorb. Geschichten, Gedanken und Notizen am Rand. Zürich: Ammann Verlag, p. 108s.

2 Alessandra Paone, Es fehlen Tausende Lehrerinnen und Lehrer, in: Tages-Anzeiger, 7 juin 2022, p. 5.

3 Hans Saner (1979): Zwischen Politik und Getto. Über das Verhältnis des Lehrers zur Gesellschaft. 2e Ed. Basel, p. 27

4 Rico Bandle, «Ich weiss, was die Integration eines Flüchtlingskindes bedeutet», in: SonntagsZeitung, 22 août 2021, p. 15

5 Ewald Terhart (2018), Eine neo-existenzialistische Konzeption von Unterricht und Lehrerhandeln? Zu Gert Biestas Wiederentdeckung und Rehabilitation des Lehrens und des Lehrers, in: Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Pädagogik, 94 (2018) 3, p. 479

6 Gert J.J. Biesta (2017), The Rediscovery of Teaching. New York: Routledge, p. 1

7 Thomas Hürlimann, Bringen wir den Ton zum Klingen! in: NZZaS, 25 octobre 2015, p. 71

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