Allemagne
Des bibliothécaires imposent aux lecteurs leur vision du monde en créant un index des livres dangereux
par Norbert Häring*
(24 janvier 2025) (CH-S) En Allemagne, la «manie» de censurer l'opinion publique prend toujours de l'ampleur, alors qu'en Suisse, heureusement, elle n'est pas aussi forte jusqu'à présent. Certes, il y a ici aussi des forces tentant d’imiter l'Allemagne et l'Union européenne dans ce domaine – mot-clé «Règlement sur les Services Numériques (RSN)» –, mais elles ont pu être quelque peu freinées. Elon Musk – quoi qu'on pense de lui – y a déjà donné un grand coup de barre et a bousculé les censeurs. Toutefois, la propension à la suppression de la liberté d'expression se poursuit en Allemagne, comme le montre Norbert Häring en prenant l'exemple des bibliothèques publiques.
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(Photo mad)
Les bibliothécaires allemands à financement public ont un «cercle d'experts» qui dresse la liste des livres qui doivent être munis d'avertissements. Ceux-ci veilleront à ce que les usagers des bibliothèques n'accordent aucun crédit aux thèses qui sortent du corridor d'opinion acceptable pour les gouvernants et l'esprit du temps. La manière dont une association professionnelle utilise ici l'argent des contribuables pour promouvoir ses propres préférences politiques est plus que douteuse.
Un utilisateur de la bibliothèque municipale de Münster et lecteur de ce blog a voulu savoir de la part de la bibliothèque pourquoi des autocollants sont apposés sur la première page de certains livres avec le contenu suivant:
«Ceci est une œuvre au contenu controversé. Le contenu de cet ouvrage risque ne pas être compatible avec les principes d'une société démocratique. Cet exemplaire est mis à disposition en vertu de la liberté de censure, d'expression et d'information.»
On croit devoir s'excuser d’avoir les livres en question dans le programme et on signale aux utilisateurs qu'ils doivent porter un regard particulièrement critique sur les thèses des auteurs parce qu'ils se situent en dehors du centre de l'éventail politique. Cela est exprimé par l'indication que le livre «risque» d’être incompatible avec «les principes d'une société démocratique» sans que ceux-ci soient précisés.
Dans la réponse écrite, il est dit que les bibliothèques se sentent certes «également tenues de respecter la liberté d'expression», suivi d'un grand «mais»:
«Toutefois, les bibliothèques publiques ont également une mission éducative à respecter, qui consiste à prendre position sur le contenu des livres dont il n'est pas prouvé que les sources ont été correctement recherchées, […] ou lorsque des livres diffusent des faits et des thèses falsifiés (notamment dans le domaine médical pour des méthodes de traitement controversées).»
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de dicter aux citoyens et citoyennes ce qu'ils doivent penser à propos
des livres. (Photo mad)
Les bibliothécaires défendent donc l'opinion non scientifique, chère aux censeurs de tout poil, selon laquelle il existerait une vérité objectivement constatable en matière de méthodes de traitement médical et autres questions scientifiques controversées; une vérité que même un bibliothécaire sans formation scientifique pertinente peut reconnaître comme telle.
Si l'on pense à tout ce qui faisait l'objet d'un consensus dans le passé en médecine et dans la science en général, on ne peut qu'être horrifié par une telle attitude antiscientifique. Dire qu'il peut être «incompatible avec les principes d’une société démocratique» de s'écarter du consensus (publié) sur des questions médicales ou d'autres questions scientifiques est une interprétation très singulière de ce qui constitue une société démocratique.
C'est d'autant plus préoccupant que les principaux médias d'information numériques, Google1 et Wikipedia,2 tout comme les principales plateformes de médias sociaux, suivent depuis longtemps déjà cette pente inclinée et privilégient massivement les opinions et les informations approuvées par les autorités par rapport à celles qui s'en écartent, si bien que l'on ne trouve souvent plus guère ces dernières avec Google, et seulement sous un habillage unilatéralement discréditant avec Wikipedia.
Le cas de Jacques Baud
Concrètement, le lecteur a également voulu savoir pourquoi l'autocollant avait été apposé dans le livre «Poutine: maître du jeu?» de Jacques Baud. On se demande sérieusement pourquoi cette analyse du conflit russo-ukrainien serait incompatible avec les principes d'une société démocratique. Dans la description de la traduction allemande du livre par les Editions Westend, on peut lire ce qui suit:
«Basé sur des documents provenant principalement des Etats-Unis, de l'Ukraine, de l'opposition russe et d'organisations internationales, ce livre présente un regard objectif sur la réalité et offre une porte ouvre sur une évaluation plus raisonnable et plus équilibrée de la guerre en Ukraine.»
La bibliothèque a répondu que plusieurs membres du personnel s'occupaient de ces classifications de livres et décidaient de l'apposition d'avertissements. Dans le cas de Jacques Baud, «la recommandation du service de consultation bibliothécaire» a été suivie. Il existe donc un service central qui recommande aux bibliothécaires de mettre en garde les lecteurs contre une lecture non critique de certains livres. On cite ensuite cette recommandation:
«J. Baud analyse les médias de différents pays en ce qui concerne leurs rapports sur la guerre en Ukraine. Il examine les citations, compare les sources et cite des preuves qui indiquent un journalisme peu sérieux. Son regard objectif se distingue de celui de nombreuses autres publications.» (Source: EKZ Medienwelten, état au 9 décembre 2024)
C'est donc parce que le «regard objectif» de Jacques Baud se distingue bien d'autres publications que l'on se sent appelé et autorisé à suspecter publiquement l'auteur et le livre d'hostilité à la démocratie par une mise en garde. C'est – si vous me permettez – totalitaire et pas très éloigné de la liste des livres interdits Index Librorum Prohibitorum3 de l'Eglise catholique ou alors des armoires à poison de la RDA pour les publications de l'ennemi de classe.
Les inquisiteurs en chef du BIB
L'instance qui se sent appelée et qui s'arroge le droit de décider de ce qui est vérité scientifique et attitude politique correcte s'appelle Berufsverband Information Bibliothek (BIB) avec siège à Hambourg. Apparemment, cette association professionnelle de bibliothécaires considère comme faisant partie de son service statutaire4 «au développement des bibliothèques et des systèmes d'information» d'établir un index des livres contenant des thèses indésirables.
Peut-être qu’une partie des membres a une opinion à ce sujet. Peut-être que certaines communes développeront également un avis sur la question quand elles apprendront que les bibliothécaires utilisent l'argent des contribuables, finançant leur travail, pour imposer leurs opinions politiques et idéologiques (non de droite) aux lecteurs. Sur la page web du projet BIB «Medien an den Rändern» [Médias en marge], on trouve une adresse életronique5 où l'on peut faire des suggestions au BIB.
Le genre de personnes faisant partie du groupe qui donne aux bibliothécaires de toute l'Allemagne des recommandations sur les livres contre lesquels le public intéressé doit être mis en garde, fait dresser l'oreille. Le BIB dispose d'un cercle d'experts «Médias en marge» qui examine les livres potentiellement inopportuns et émet des recommandations si nécessaire. L'un des six membres se présente ainsi:6
«Christian Meskó s'intéresse aux bibliothèques, aux sciences de l'information, aux sciences politiques et, entre autres, à l'histoire et à la littérature, pour démonter joliment les personnalités de façade des sociétés capitalistes tardives, souvent présentées comme sans alternative, dans un concours de récitation auto-ironique de la coolitude, du sexe, de la violence et de la démonstration narcissique du pouvoir».
Un autre membre est le professeur Tom Becker, qui forme des bibliothécaires à la Haute école spécialisée de Cologne et peut ainsi, de manière pratique, éveiller en même temps chez la nouvelle génération la compréhension de leur future tâche, à savoir protéger les lecteurs, dont la capacité de jugement est limitée, contre les tentations de thèses douteuses du point de vue idéologique. Les inquisiteurs décrivent ainsi les objectifs de leur projet:7
«‹Médias en marge› ne thématise pas seulement la littérature (politique) de droite, mais s'attaque de manière générale aux médias qui peuvent être controversés quant à leur acquisition, du livre d'images au livre médical spécialisé, des CD de musique aux publications religieuses et ésotériques. Les contributeurs espèrent pouvoir donner aux collègues l'orientation souvent souhaitée dans le débat controversé sur les ‹Médias en marge› et contribuer à une formation de jugement fondée sur les ouvrages controversés.»
Même si mon cœur bat à gauche, je suis convaincu qu'il est incompatible avec les principes démocratiques qu'une association de bibliothécaires à financement public se permette d'examiner unilatéralement la littérature politique «de droite» sous l'angle de la «représentabilité idéologique», c'est-à-dire de la compatibilité avec leur vision du monde, et d'imposer un jugement dévalorisant aux usagers de la bibliothèque.
Sur le site Internet, on trouve un «débat spécialisé8 sur le traitement des œuvres de droite», mais nulle part sur le traitement des œuvres de gauche. La littérature complémentaire9 citée mentionne 14 fois dans ses titres «populiste de droite», «de droite», «maisons d'édition de droite» et d'autres termes contenant une position politique «de droite». Des termes «de gauche» n'apparaissent pas en tant que tels. Pourtant, le monde a fait également de très mauvaises expériences avec le totalitarisme antihumain de gauche. Rappelons-nous Staline, Pol Pot et Mao.
Une recommandation de censure estudiantine comme modèle
Sur la page web du projet,10 une critique de la publication intitulée «Covid: fausse alarme?» de la professeure de biochimie Karina Reiss et du professeur de microbiologie médicale Sucharit Bhakdi est mise en avant comme exemple des services rendus par le cercle d'experts aux bibliothécaires en quête de conseils – et même comme premier exemple, le plus éminent.11 Le livre a longtemps figuré en tête de la liste des best-sellers des livres spécialisés.
Les critiques sont deux étudiants du professeur Tom Becker de la Haute école spécialisée de Cologne. Le fait que ce dernier pense pouvoir publier une critique de cette qualité et de ce contenu comme recommandation à tous les bibliothécaires allemands et même la souligner comme exemplaire en dit long sur le projet: à savoir qu'il s'agit uniquement d'adopter la bonne attitude et que la liberté d'opinion est en revanche secondaire. La recommandation finale des deux étudiants est la suivante:
«Pour les raisons mentionnées et les opinions présentées d'autres auteurs, ce livre peut être classé dans la catégorie ‹Médias en marge›, son acquisition par une bibliothèque devrait être examinée de manière approfondie. Il est recommandé de procéder à une contextualisation étroite. Pour ce faire, on pourrait déposer des indications dans le livre, consistant par exemple en un code QR ou en des sources fiables renvoyant à des critiques ou à des prises de position professionnellement fondées d'institutions médicales.»
Cela est justifié par le fait que:
- une «grande partie de la responsabilité concernant la pandémie» est imputée au gouvernement et qu'il est affirmé qu'il s'agit d'une «épidémie médiatique», ce que la faculté de médecine de l'Université de Kiel a critiqué dans une prise de position;
- l'efficacité de l'obligation de porter un masque est remise en question, ce à quoi un hygiéniste a réagi de manière très critique dans un article sur t-online;
- un chercheur de l’hôpital de la Charité, respecté et connu, est relégué dans le livre au rang de simple ‹Monsieur Drosten›;
- différents aspects de la pandémie, probablement justifiés, ne sont traités que sous un seul angle, ce qui conduit à des critiques à l'encontre du gouvernement et de différents scientifiques, ce que la faculté de biochimie de l'Université de Kiel a critiqué;
- le nombre de sources citées est si important que le lecteur – c'est-à-dire les auteurs de la critique – ne peut pas les prendre en compte correctement et en vérifier la qualité;
- «le grand public pourrait faire confiance aux auteurs en tant que scientifiques titulaires d'un doctorat», bien qu'il s'agisse plutôt d'un «traité critique»;
- «le titre a été choisi pour éveiller la curiosité et attirer un large public».
Loin de moi l'idée de critiquer ou de ridiculiser les deux étudiants. Ils ont certainement travaillé comme leur professeur le leur a appris. Sinon, le professeur Tom Becker ne publierait pas leur travail comme exemple sur le site web du projet BIB Médias en marge. Ma critique s'adresse plutôt au professeur Becker et à ses collègues autocrates du cercle d'experts et à l’association qui a créé ce cercle et le laisse faire.
Ma proposition: discutez-en avec le BIB, surtout si vous en êtes membre, avec les responsables de votre bibliothèque municipale locale, dans la mesure où des choses similaires s'y déroulent, ainsi qu'avec les organes et les politiciens responsables de la bibliothèque municipale dans les communes. Si quelqu'un pouvait me donner accès à une liste de livres recommandés par le BIB en vue d'une mise en garde ou d'un refus d'achat, je la publierais volontiers.
* Norbert Häring, né en 1963, est un journaliste économique allemand. Depuis 2002, il est rédacteur en sciences économiques au Handelsblatt. Il gère avec succès son blog norberthaering.de et a également publié plusieurs livres, notamment sur le thème de la politique monétaire. |
Source: https://norberthaering.de/propaganda-zensur/berufsverbhand-information-biblio/, 15 décembre 2024
(Traduction «Point de vue Suisse»)
1 https://norberthaering.de/propaganda-zensur/youtube-medical-misinformation/
2 https://norberthaering.de/propaganda-zensur/wikipedia-klimawandel/
3 https://www.proverbia-iuris.de/index-librorum-prohibitorum/
5 https://www.bib-info.de/berufspraxis/medien-an-den-raendern
6 https://www.bib-info.de/berufspraxis/medien-an-den-raendern
7 https://www.bib-info.de/berufspraxis/medien-an-den-raendern
8 https://www.bib-info.de/berufspraxis/medien-an-den-raendern/fachdebatte/umgang-mit-rechten-werken
9 https://www.bib-info.de/berufspraxis/medien-an-den-raendern/weiterfuehrende-literatur
10 https://www.bib-info.de/berufspraxis/medien-an-den-raendern
11 https://www.bib-info.de/berufspraxis/medien-an-den-raendern