Vivre avec des opinions différentes

par Marita Brune

Un train à crémaillère bondé grimpe sur le Monte Generoso, qui culmine à 1700 mètres d’altitude. Le temps est magnifique, les passagers sont principalement des touristes suisses alémaniques voulant profiter des dernières journées chaudes au Tessin. Quelques rares Allemands se trouvent parmi eux.

Nous observons deux familles avec enfants, les deux couples dans la trentaine. L’une d’elles est suisse allemande, l'autre allemande. Le père allemand ne montre aucun intérêt à regarder le magnifique paysage. Il est trop occupé à expliquer sa vision du monde à ses amis suisses. Et il le fait en parlant si fort que tout le wagon peut – ou doit – l'écouter, selon le point de vue. Par exemple, il s’énerve contre les «idiots» en Allemagne qui manifestent contre l’obligation de porter un masque et qui – quel connerie! – s’opposent au démantèlement des droits fondamentaux. Puis, il s’échauffe contre Donald Trump et la politique américaine en claironnant: «Espérons qu'il ne sera pas réélu, ce type est un désastre pour les Etats-Unis, il serait de loin préférable qu’une femme fasse la besogne pour mettre fin à ce comportement masculin. Une femme noire serait la meilleure solution.» Et ainsi de suite, toujours à plein volume, mais surtout son ton reste sans équivoque: Moi, je possède la vérité! Tous ceux qui voient les choses différemment sont des idiots. Il semble être convaincu que ses interlocuteurs voient le monde de la même façon que lui, qu’on est tout naturellement du même avis.

«En possession de la vérité»

Et c'est exactement là que le bât blesse. Pas dans les points de vue de ce contemporain sur diverses choses; on peut tout à fait discuter de l’obligation de porter un masque, des droits fondamentaux et du président Trump. Mais il faut alors le faire de manière différenciée et se concentrer sur les faits. Donald Trump, par exemple, a été moins va-t-en-guerre que la plupart de ses prédécesseurs, même moins que le prix Nobel de la Paix Barack Obama. Cela ne fait cependant pas de lui un ange – et je ne suis donc pas une de ses supportrices. On peut parfaitement critiquer les livraisons d'armes américaines à l'Arabie saoudite, par exemple. Mais de telles nuances se perdent entièrement lorsque l’on généralise: homme bon et au-dessus de tout soupçon ou homme méchant et méprisable. Celui qui généralise se voit toujours du bon côté, du côté du bien. Il est donc en possession de la vérité, notamment lorsque les grands médias alignés proclament tous les mêmes positions. Si vous pensez différemment, vous êtes ignorés, on ne vous écoute plus, on n’entre pas en échange avec vous. On reste entre-soi, on crée une harmonie entre ceux ayant le même avis. Si nécessaire, ceux qui pensent différemment sont exclus et marginalisés avec des mots durs, voire avec des calomnies.

Les arguments péremptoires tuent la conversation

Le passager du train à crémaillère, proclamant avec tant d'assurance ses vérités, n'est pas le seul à penser de cette manière. Notamment en Allemagne, mais également de plus en plus souvent en Suisse. Les arguments péremptoires tuent la conversation. Si je déclare d'emblée comme «idiote» toute personne ayant une opinion différente, aucun échange ne peut avoir lieu. C'est ainsi que se créent des camps, des tranchées insurmontables. La démocratie ne fonctionne pas de cette façon.

En Suisse, nous sommes habitués à des litiges où s’opposent clairement et fermement diverses opinions, mais toujours de manière à ce que l'adversaire politique puisse sauver la face, qu’on puisse aller boire une bière et trinquer ensemble après le débat. Autrement, le développement de la démocratie directe dans notre petit pays n'aurait pas été possible. Nous avons toujours su que nous étions dépendants les uns des autres, que nous devions collaborer. Nous ne pouvons pas nous permettre d'être divisés au point de ne plus pouvoir nous regarder dans les yeux. Et nous ne le voulons pas.

Supporter le désaccord

Il serait bénéfique pour nous tous de pouvoir nous remémorer ces vertus, apprendre à nouveau à supporter le désaccord sans rompre la relation avec son vis-à-vis, sans perdre de vue la bonne volonté malgré les différends et – jusqu'à preuve du contraire – partir toujours de l’idée que mon vis-à-vis agit également avec les meilleures intentions. Dans les débats, il ne faut pas accepter les tons péremptoires.

 

Peter Hahne: «Mais vous avez perdu la tête!

Terminons-en avec la police du langage et la terreur des bureaucrates»

par Marita Brune

En tant qu’éditorialiste et auteur allemand, Peter Hahne* examine les restrictions du droit à la liberté d’expression. Ses réflexions très pointues, étayées par de nombreux exemples actuels tirés du monde de la science, des médias et de la vie quotidienne, sont brièvement résumées ici. Il va de soi que ce résumé ne remplace pas la lecture de son dernier livre dont le titre pourrait être traduit par «Mais vous avez perdu la tête! Terminons-en avec la police du langage et la terreur des bureaucrates».(1)

Le courant dominant ne tolère pas d’opposants

Dans le chapitre «Le début de la fin de la liberté d'expression», Peter Hahne tire une conclusion qui semble à première vue étonnante: il n'y aurait plus de débats, car nous sommes toujours d'accord entre nous. Cette impression naît du fait que toutes positions opposées sont éliminées dans la sphère publique: pensons aux débats dans les médias et dans les réunions publiques, aux journées ecclésiastiques ou aux talk-shows télévisés. Tout le monde s'en tiendrait au code de n’exprimer plus que l'opinion correspondant au courant dominant. «Ou alors: tous contre un. On a aboli les débats, car le courant dominant ne tolère pas d’opposants.»(2)

Qu’en est-il de notre bonne vieille culture du débat?

Peter Hahne, né en 1952, se demande: «Qu’en est-il de notre bonne vieille culture du débat? Dans le passé, on discutait dur, et si les gens se comportaient de manière plus ou moins civilisée, la tolérance réglait le niveau. Les points de vue s’entrechoquaient – et les opposants ne se ménageaient pas. Aujourd'hui, la tolérance mutuelle s’est depuis belle lurette transformée en acceptation de tout et n’importe quoi, une tromperie de premier ordre. Ce qui dérange, on le transforme: stigmatisation de personnes, tabouisation de positions. L'autosatisfaction ne connaît pas de limites. Ce qui ne nous plaît pas est mis à l'index.»(3)

Ne surtout pas laisser apparaître un désaccord

Nous pouvons observer les résultats chaque jour autour de nous: les gens évitent de parler de sujets «dangereux», les mots clés Covid, Greta, changement climatique, genre, Trump, etc. ne sont que brièvement mentionnés pour tester la réaction de son vis-à-vis. Si l’on ressent le moindre désaccord, on préfère aborder d'autres sujets. On craint une réaction tranchante, une dispute et une division suite aux «interdits» du moment. Afin de ne pas créer de division dans la famille, dans l’équipe enseignante ou dans l'association, on préfère se tourner vers des banalités. Si son point de vue ne correspond pas aux contenus du «Temps», de la «Süddeutsche Zeitung», du «Monde», du «Spiegel» ou de la «Neue Zürcher Zeitung», on ne s'exprime plus que dans de petits cercles privés intimes où l'on est certain d’être sur la même longueur d’onde. Ainsi se développent de plus en plus souvent des groupes d’intérêts et des communautés atomisées ne discutant plus qu’entre eux.

Dictature d’opinion également dans le monde scientifique?

La dictature d'opinion a atteint et perturbe depuis longtemps le monde scientifique. «Il y a donc une réelle chasse à courre contre des professeurs d'université ‹indésirables›, un harcèlement insupportable ou alors l'exclusion de toute communication. Cela se fait selon la devise: quiconque n’est pas d’accord avec la théorie du genre ou l'islam n’a pas le droit d’enseigner les mathématiques ou la sinologie».(4) Un tel traitement des opinions et des professeurs indésirables est devenu si flagrant que l’«Association allemande des universités [Deutscher Hochschulverband] s'y est opposé dans une résolution en 2017: «Le débat pour trouver le meilleur argument fait partie de l'essence des universités. La recherche de la vérité et de la connaissance sans contradiction et lutte controverse concernant les arguments et les preuves est inconcevable. Dans ce contexte, l'Association allemande des universités observe avec une inquiétude croissante que la culture du débat et de l'argumentation s'érode dans le monde libre. Un climat de dictature d'opinion exigeant le ‹politiquement correct› dans la recherche de la tolérance en est également responsable.»(5) Après une affirmation fondamentale du politiquement correct dans le sens d'un usage responsable du langage, la déclaration poursuit: «Cependant, lorsque des opinions scientifiques divergentes risquent d'être stigmatisées comme immorales, la recherche de la tolérance et de l’ouverture est transformée en son contraire: tout débat constructif est tué dans l'œuf. Plutôt qu'un esprit d'optimisme et de curiosité, elle conduit à la lâcheté et à la servilité.»(6)

«Compétence du concerné» au lieu d’arguments factuels

Hahne souligne un aspect anti-scientifique particulier de la dictature d'opinion: la «compétence du concerné». On connaît cela par exemple des débats sur la drogue des années 1990, où les toxicomanes pouvaient «réfuter» tout argument factuel avec leur prétendue «compétence du concerné», grâce à leur dépendance. «La vérité est là, où bat le cœur de l'esprit du temps», explique Peter Hahne. «Ainsi, on tue toute contradiction factuelle avec l'émotion. Personne ne peut lutter contre la dictature de l'humeur.» Il cite en exemple la «Culture de l'accueil» [Willkommenskultur] allemande de 2015: il ne fallait surtout pas s’y opposer, «même les moindres questions critiques (qui se sont entretemps toutes avérées entièrement justifiées!) étaient rejetées comme intolérantes, il fallait accepter le courant dominant. Point final!»(7)

«Le fait de se montrer personnellement concerné et d’exprimer son indignation permet de se couvrir du manteau protecteur de l’angélisme», précise Peter Hahne en citant le journaliste Jan Fleischhauer: «Plus un groupe apparaît offensé et indigné, plus il est certain de bénéficier de l'attention du public et de la protection de l'Etat.»

Renouer avec la tolérance et le respect

Nous ne sommes pas condamnés à poursuivre cette folie. «Une personne sûre d’elle supporte le débat d’idées et n'a pas besoin d’exclure son opposant», dixit Peter Hahne. Et d’expliquer: «L'important est que nous nous libérions de la dictature de l'acceptation générale et des pseudo-vérités dictées par l'esprit du temps. Renouons avec la tolérance. Nous pouvons mépriser une prise de position tout en traitant la personne avec respect.»

1     Hahne, Peter. Seid ihr noch ganz bei Trost! Schluss mit Sprachpolizei und Bürokraten-Terror. Köln 2020

2     ibid. p. 20

3     ibid. p. 19

4     ibid. p. 21

5     Resolution des 67. Deutschen Hochschulverbandstags 2017, cit. Hahne, ibid. p. 21s.

6     Ibid. p. 22

7     ibid. p. 24

 

*     Peter Hahne a fait des études de théologie, de philosophie, de psychologie et de germanistique. Il a travaillé comme animateur radio et journaliste de télévision. Il a été directeur adjoint du studio de Berlin de la 2e chaîne de télévision allemande (ZDF). Actuellement, Peter Hahne est éditorialiste et auteur.

 

 

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