Ne pas penser à l'impensable

William J. Astore. (Photo bracingviews.com)

par William J. Astore,* Etats-Unis

(22 mai 2022) Il y a trente ans, j'ai co-enseigné un cours sur la fabrication et l'utilisation de la bombe atomique à la U.S. Air Force Academy. Nous avons emmené les cadets au Laboratoire national de Los Alamos, au Nouveau-Mexique, où les premières armes nucléaires ont été conçues et construites pendant la Seconde Guerre mondiale, et nous avons également visité le site d'essai Trinity, où le premier engin atomique a explosé lors d'un essai effectué en juillet 1945.

C'est après ce premier essai que J. Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique, s'est dit qu'il était devenu la mort, le destructeur de mondes. Et c'est bien cela, les armes nucléaires: elles sont la mort; elles peuvent littéralement détruire notre monde, en produisant un hiver nucléaire et des maladies et famines de masse.

Au cours des deux dernières années, la pandémie de la covid-19 a tué des millions de personnes dans le monde. Une guerre nucléaire généralisée pourrait tuer des milliards de personnes en quelques jours. Comme l'aurait dit le premier ministre soviétique Nikita Khrouchtchev en 1963, «les vivants envieront les morts» après un tel cataclysme nucléaire.

Malgré cela, la lubie intellectuelle de l'époque de la guerre froide était de «penser à l'impensable», à «jouer à la guerre» ou à planifier divers «échanges» nucléaires entraînant la mort de centaines de millions de personnes, voire à imaginer qu'il puisse y avoir un «vainqueur» d'une telle guerre.

Il est remarquable que, dans le contexte de la guerre actuelle entre la Russie et l'Ukraine, cette mode revienne aujourd'hui, alors que des experts écrivent des articles suggérant que les Etats-Unis doivent montrer aux Russes qu'ils sont prêts et capables de combattre et de gagner une guerre nucléaire, comme le soutenait un éditorial du Wall Street Journal1 le 27 avril de cette année.

De telles suggestions sont de la folie.

En tant que jeune lieutenant de l'armée de l'air, j'étais assis dans le centre d'alerte des missiles à Cheyenne Mountain lors d'un exercice qui simulait une guerre nucléaire. C'était il y a 35 ans, mais je me souviens encore de ces trajectoires simulées de missiles soviétiques traversant le pôle Nord et aboutissant dans diverses villes américaines. Il n'y avait pas d'effets spéciaux tape-à-l'œil ni d'écrans d'ordinateur haute définition en couleur. Tout se passait en silence sur un écran monochrome, alors que j'étais assis sous deux mille pieds de granit massif dans le plus grand abri anti-bombe nucléaire d'Amérique. «C'en est fait de Kansas City», a dit quelqu'un à voix basse. C'était une expérience qui m'a fait réfléchir et que je n'oublierai jamais.

Bien des années plus tard, j'ai regardé un documentaire étonnant, The Day After Trinity,2 qui détaillait le développement de la bombe atomique. Je n'oublierai jamais les paroles de Hans Bethe, physicien légendaire et l'un des principaux concepteurs de la bombe.

Japon. Cadavres des victimes de l'explosion de la bombe nucléaire lancée par les Américains à Hiroshima le 6 août 1945.
(Photo keystone/Rue des Archives/PVDE)

Bethe se souvient que la première réaction des scientifiques à la nouvelle de l'explosion de la bombe au-dessus d'Hiroshima a été un sentiment de satisfaction. Le projet de construction de la bombe avait fonctionné. La deuxième réaction a été un choc et une crainte, un sentiment de «Qu'avons-nous fait», a noté discrètement Bethe. Et la troisième réaction: cela ne doit plus jamais être fait.

Et après Nagasaki, le monde a réussi, d'une manière ou d'une autre, à ne pas recommencer, malgré des événements presque catastrophiques, comme la crise des missiles de Cuba il y a 60 ans.

J'ai été élevé dans la religion catholique romaine, et je ne peux imaginer de pire crime contre l'humanité que le meurtre de masse par des armes génocidaires, non seulement de nous-mêmes, mais de toutes les formes de vie qui seraient vaporisées par des ogives thermonucléaires. Ne pensons pas à l'impensable; ne pensons pas que nous devons montrer aux Russes (ou à quiconque) que nous sommes prêts à utiliser des armes nucléaires. Réalisons plutôt ce qui est difficile, mais faisable.

La seule ligne de conduite sensée est que toutes les nations du monde négocient des réductions majeures de leurs arsenaux nucléaires, avec pour objectif final un désarmement nucléaire total.

*    William J. Astore est un lieutenant-colonel (USAF) à la retraite et professeur d'histoire. Son blog personnel est Bracing Views.

Source: https://original.antiwar.com/william_astore/2022/05/12/dont-think-about-the-unthinkable/, 13 mai 2022

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://archive.ph/6uQ1s

2 https://www.youtube.com/watch?v=Vm5fCxXnK7Y

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