Pédagogie

Orientation vers les compétences?

Béatrice Di Pizzo (Photo mad)

Compétence sans éducation

par Béatrice Di Pizzo,* Zurich

(23 mai 2023) L’orientation vers les compétences, l’apprentissage auto-organisé et le soutien intégratif dominent l’école obligatoire. L’idéal humaniste de l’éducation reste sur le carreau.

Dans la première rangée de bancs d’une classe de deuxième secondaire [correspond à une 8e année de l’école obligatoire, réd.] dans un quartier huppé de Zurich, sont assis, isolés et serrés les uns contre les autres, un Erythréen, un apprenant lent et un Bosniaque. La classe est de bonne humeur et joyeuse en ce cours matinal de géographie, car l’enseignant enseigne – visiblement sa matière préférée. Il plaisante et encourage les jeunes à donner le meilleur d’eux-mêmes.Seulement voilà: personne ne leur parle pendant toute une leçon. Ils se tiennent recroquevillés, ne se font pas remarquer et griffonnent quelque chose sur les feuilles de travail qui leur ont été distribuées. «Soutien intégratif», soupire l’enseignant, «c’est ce que veut la ville».

L’école doit veiller à l’égalité et à la justice, c’est sa mission démocratique, en ce sens que la formation financée par l’Etat qualifie les jeunes selon leurs talents pour l’économie de marché.

«Certaines connaissances doivent être générales, et plus encore une certaine formation de l’esprit et du caractère qui ne doit manquer à personne. Chacun n’est manifestement un bon artisan, un bon commerçant, un bon soldat et un bon homme d’affaires que s’il est – sans tenir compte de sa profession particulière – un homme et un citoyen bon, décent et éclairé selon le niveau de sa condition.»

C’est ainsi que Wilhelm von Humboldt légitimait encore à la fin du XVIIIe siècle l’éducation scolaire comme moyen d’autonomisation, sans aucune prétention à un rendement mesurable de l’éducation. Se former signifiait d’abord se façonner, prendre forme, affronter la société en tant qu’individu responsable et éclairé. Cette exigence est-elle dépassée?

Bien au contraire. La mondialisation et la numérisation croissantes de notre monde du travail conduisent inévitablement au développement de champs professionnels dans lesquels une capacité d’action réflexive est l’objectif de tout développement de compétences.

L’appréciation et l’évaluation conscientes, critiques et responsables de ses propres actions sur la base d’expériences et de connaissances visent les caractéristiques d’un individu autonome plaçant sa pratique du travail dans un contexte social ou professionnel.

L’utilisation de l’intelligence artificielle dans de nombreux domaines de travail souvent complexes, nous montre justement que l’ordinateur nous est supérieur dans la réflexion sur les processus – il est plus rapide, plus endurant et plus précis. Il est donc d’autant plus important de penser de manière globale, sur la base de valeurs humanistes.

Des performances simples et mesurables

Malheureusement, en raison d’un changement de paradigme dans la recherche pédagogique des années 1990, l’idéal humaniste de l’éducation a été sacrifié au profit de l’orientation sur les compétences, de sorte que c’est désormais la didactique, c’est-à-dire la technique d’enseignement, qui détermine le contenu de l’éducation. Le contexte de plus en plus multiculturel des apprenants n’intéresse guère, pas plus qu’une soutien de toute la personnalité.

L’orientation vers les compétences exige des performances simples et mesurables en lecture, écriture et calcul, y compris dans l’enseignement de la géographie mentionnée. Les Hautes écoles pédagogiques préparent le personnel enseignant à cela, l’individualisation de l’enseignement étant leur mantra. Comme chacun doit être encouragé individuellement dans les compétences de base, on le fait le plus efficacement possible avec des logiciels éducatifs intelligents.

La génération Z considère les tâches simples selon un schéma comme une contrainte

Et c’est ce qui se passe. C’est pourquoi la dernière génération Z se distingue par ses compétences numériques. Elevés dans la prospérité, ces jeunes gens veulent faire la différence; ils recherchent un sens et attendent un cadre dans lequel ils peuvent s’épanouir. Ils considèrent comme une contrainte le fait d’effectuer des tâches simples selon un schéma prédéfini. Mais en raison des concepts pédagogiques en vigueur, ils n’ont pas la volonté de persévérer de ceux qui ont acquis des connaissances et des compétences en se confrontant à des modèles. Ils ne sont pas conscients de la dimension sociale de leurs actes et ne peuvent se référer à aucune valeur.

Alors que certains d’entre eux professionnalisent leur mise en scène de soi en raison de l’individualisation ciblée qu’ils ont subie pendant des années, d’autres se brisent suite à la comparaison permanente. Beaucoup d’entre eux aimeraient bien montrer ce dont ils sont capables et présenter leurs propres solutions. Mais le système éducatif axé sur les résultats laisse peu de place à l'imagination, à la créativité et à un véritable échange. Pendant ce temps, l’éducation humaniste s’est repliée sur la sphère privée. Les valeurs ne sont plus discutées que dans des bulles culturelles. De nombreuses études démontrent que l’égalité des chances s’en trouve affaiblie.

Les écoles primaires n’intègrent pas assez

Des objectifs de performance unidimensionnels et mesurables de ce type, c’est-à-dire des compétences, ne peuvent être atteints qu’avec un drill prussien indigne. C’est pourquoi la Haute école pédagogique prône – et compte tenu de l’hétérogénéité des classes – l’apprentissage auto-organisé (SOL), dans lequel chaque enfant élabore et vérifie lui-même, de manière autonome et intrinsèquement motivée, les objectifs d’apprentissage selon le niveau, à l’aide de fiches de travail ou de dossiers plus complexes. Mais seuls les plus intelligents ou les plus appliqués y parviennent, ceux qui n’hésitent pas à attirer l’attention des enseignants très occupés. La concurrence règne entre eux, c’est pourquoi tous les enfants sont tributaires de l’engagement de leurs parents.

A l’autre bout de l’échelle des performances, l’analphabétisme fonctionnel ou l’illettrisme se répand, touchant actuellement près de 20% des élèves sortant de l’école obligatoire. En Suisse, les formateurs professionnels se plaignent des ruptures d’apprentissage, les hautes écoles du manque de capacité d’expression écrite des étudiants. Ce sont les signes d’un manque de capacité d’intégration de notre système éducatif.

Le soutien intégratif tel que pratiqué par la ville de Zurich depuis 2009/10 ne fonctionne pas. Dans la plupart des écoles, les classes et les collèges d’enseignants sont trop grands pour créer un lien. En outre, le profil du «poste» a changé: l’enseignant ne se consacre plus guère à une tâche pour laquelle il n’est pas compétent ou payé. Les directions d’école décident de la répartition du temps de travail selon leur bon vouloir; souvent, les enseignants sont engagés pour plusieurs années dans le cadre d’un contrat annuel et les enseignants spécialisés ne sont engagés qu’à l’heure. La fluctuation du personnel est donc importante.

Une indifférence professionnalisée

Les enfants, et pas seulement ceux issus de familles immigrées, sont réduits aux ressources et aux possibilités financières de leurs familles et, le cas échéant, de leurs sous-cultures, car elles seules offrent des relations fiables et un contexte normatif. En revanche, au contact de la société civile suisse, ils font l’expérience d’une indifférence professionnalisée.

L’éducation permet de participer à la société, elle nous permet de reconnaître les relations et de développer une compréhension mutuelle. Sans connaissances partagées, la ségrégation de la société progresse, les forces centrifuges sont renforcées et l’égalité des chances s’affaiblit.

Nous devons dépasser l’orientation unidimensionnelle vers les compétences et renforcer ensemble un idéal humaniste de l’éducation, car c’est le seul moyen de promouvoir les jeunes talents de manière globale.

Source: https://condorcet.ch/2023/05/kompetenz-ohne-bildung/, 6 mai 2023

Cet article a été publié d’abord dans la revue «Schweizerischer Monat»: https://schweizermonat.ch/kompetenz-ohne-bildung/

(Traduction «Point de vue Suisse»)

Retour