Etats-Unis

«Pour la liberté de la presse, il faut abandonner les charges contre Assange»

Rashida Tlaib. (Photo wikipedia)

Rashida Tlaib, membre démocrate du Congrès, récolte des signatures au sein du Congrès américain, pour éviter un dangereux précédent

(2 mai 2023) upg. Le journaliste Julian Assange croupit depuis trois ans dans la prison britannique de haute sécurité de Belmarsh. Il doit y attendre une décision sur son extradition vers les Etats-Unis. On n’est pas forcé de sympathiser avec Assange, on peut même avoir des sentiments plutôt négatifs à son égard. Mais il s'agit de ce qu'il a réellement fait. Et cela ne diffère en rien des actes des journaux comme le «New York Times» ou le «Washington Post». C'est ce qu'affirme la députée démocrate à la Chambre des représentants américaine, Rashida Tlaib. Une lettre pour laquelle elle collecte des signatures au Congrès et qu'elle souhaite remettre au procureur général américain Merrick Garland a récemment été rendue publique par «The Intercept».1 Nous documentons ce texte ci-après, sous une forme légèrement abrégée.

* * *

Monsieur le procureur général Merrick Garland,

Nous vous écrivons aujourd'hui pour vous demander de faire respecter les protections du Premier amendement relatives à la liberté de la presse en abandonnant les poursuites pénales contre l'éditeur australien Julian Assange et en retirant la demande d'extradition américaine. Celle-ci est actuellement en cours auprès du gouvernement britannique.

Les groupes de défense de la liberté de la presse, des libertés civiles et des droits de l'homme ont insisté sur le fait que les charges retenues contre M. Assange constituent une menace grave et sans précédent pour l'activité journalistique quotidienne, protégée par la Constitution, et qu'une condamnation représenterait un recul historique pour le premier amendement.

Les principaux médias sont tous d'accord: le «New York Times», le «Guardian», «El Pais», «Le Monde» et «Der Spiegel» ont pris l'initiative extraordinaire de publier une déclaration commune pour s'opposer à l'acte d'accusation, avertissant qu'il «crée un dangereux précédent et menace de saper le Premier amendement américain et la liberté de la presse».

L'American Civil Liberties Union (ACLU), Amnesty International, Reporters sans frontières, le Comité pour la protection des journalistes ainsi que Human Rights Watch vous ont écrit à trois reprises pour vous faire part de leurs préoccupations. Dans l'une de ces lettres, ils écrivent:

«L'inculpation de M. Julien Assange menace la liberté de la presse parce qu'une grande partie du comportement décrit dans l'acte d'accusation est un comportement que les journalistes adoptent régulièrement – et qu'ils doivent adopter pour faire le travail dont le public a besoin. […] Ils reçoivent et publient des documents que le gouvernement considère comme secrets. Selon nous, un tel précédent dans cette affaire pourrait effectivement criminaliser ces pratiques journalistiques courantes.»

Les poursuites engagées contre Julian Assange pour avoir exercé des activités journalistiques diminuent considérablement la crédibilité de l'Amérique en tant que défenseur de ces valeurs, sapent la position morale des Etats-Unis sur la scène internationale et couvrent de fait les gouvernements autoritaires qui peuvent (et le font) invoquer les poursuites engagées contre Julian Assange pour rejeter les critiques fondées sur des preuves concernant leur bilan en matière de droits de l'homme. […]

Les dirigeants des démocraties, les principaux organismes internationaux et les parlementaires du monde entier s'opposent aux poursuites engagées contre M. Assange. L'ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, Nils Melzer, et le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Dunja Mijatovic, se sont tous deux opposés à l'extradition. Le Premier ministre australien, Anthony Albanese, a également demandé au gouvernement américain de mettre fin à la poursuite de M. Assange.

Les dirigeants de presque tous les grands pays d'Amérique latine, dont le président mexicain Andrés Manuel López Obrador, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva et le président argentin Alberto Fernández, ont demandé l'abandon des poursuites.

Nils Melzer avec Oliver Kobold,
«Der Fall Julian Assange.
Geschichte einer Verfolgung»,
Munich 2021. ISBN 978-3-492-07076-8

Nils Melzer: «Assange est diabolisé pour détourner l'attention de ses révélations»

Melzer est l'un des avocats des droits de l'homme les plus respectés au monde. Au cours des vingt dernières années, il a conseillé la Croix-Rouge, l'OTAN et diverses agences gouvernementales sur des questions de droit international, d'assassinats ciblés et de cyberguerre. En tant que rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres traitements dégradants, Melzer a enquêté pendant plus de deux ans sur le calvaire du fondateur de Wikileaks et a publié ses conclusions dans le livre «Der Fall Julian Assange – Geschichte einer Verfolgung». [Version anglaise: «The Trial of Julian Assange – A Story of Persecution», Verso Books 2023, ISBN 978-1-83976-623-7]

Dans une interview sur le site web de la maison d'édition, il déclare: «Les faits montrent qu’Assange a été diabolisé de manière très ciblée afin de détourner l'opinion publique de ses révélations explosives – sur les crimes de guerre, la corruption et l'impunité des puissants.» Pour cela, Assange est désormais «systématiquement poursuivi, maltraité et détruit – non pas dans une dictature lointaine, mais au cœur des Etats de droit démocratiques d'Europe».

Club suisse de la presse, Genève, juin 2022. Des journalistes de six pays
demandent la libération de Julien Assange de la prison britannique de haute
sécurité de Belmarsh. (Photo KEYSTONE/AFP/FABRICE COFFRINI)

Des parlementaires du monde entier, notamment du Royaume-Uni, d'Allemagne et d'Australie, ont tous demandé que M. Assange ne soit pas extradé vers les Etats-Unis.

Ce tollé mondial contre les poursuites engagées par le gouvernement américain à l'encontre de M. Assange a mis en lumière les conflits entre les valeurs déclarées de l'Amérique en matière de liberté de la presse et la poursuite de M. Assange.

Le «Guardian» a écrit: «Cette semaine, les Etats-Unis se sont proclamés phare de la démocratie dans un monde de plus en plus autoritaire. Si M. Biden veut vraiment protéger la capacité des médias à demander des comptes aux gouvernements, il devrait commencer par abandonner les poursuites engagées contre M. Assange».

De même, le comité éditorial du «Sydney Morning Herald» a déclaré: «Alors que le président américain Joe Biden vient d'organiser un Sommet pour la démocratie, il semble contradictoire de se donner tant de mal pour gagner un procès qui, s'il aboutit, limitera la liberté d'expression.»

En tant que procureur général, vous avez défendu à juste titre la liberté de la presse et l'Etat de droit aux Etats-Unis et dans le monde entier. En octobre dernier, le ministère de la Justice, sous votre direction, a modifié les lignes directrices relatives à la politique des médias, qui empêchent généralement les procureurs fédéraux d'utiliser des citations à comparaître ou d'autres outils d'enquête contre les journalistes qui possèdent et publient des informations classifiées utilisées dans le cadre de la collecte d'informations. Nous sommes reconnaissants de ces révisions favorables à la liberté de la presse et nous sommes convaincus que l'abandon de l'inculpation de M. Assange par le ministère de la Justice et l'arrêt de tous les efforts visant à l'extrader vers les Etats-Unis sont conformes à ces nouvelles politiques.

Julian Assange fait l'objet de 17 chefs d'accusation au titre de la Loi sur l'espionnage (Espionage Act) et d'un chef d'accusation pour «conspiration en vue de commettre une intrusion informatique». Les accusations au titre de la Loi sur l'espionnage découlent du rôle joué par M. Assange dans la publication d'informations sur le département d'Etat américain, Guantanamo Bay et les guerres en Irak et en Afghanistan.

La plupart de ces informations ont été publiées par des journaux grand public, tels que le «New York Times» et le «Washington Post», qui ont souvent collaboré directement avec M. Assange et WikiLeaks. Selon la logique juridique de cet acte d'accusation, n'importe lequel de ces journaux pourrait être poursuivi pour avoir participé à ces activités d'information. En réalité, il est juridiquement impossible de distinguer les actes de M. Assange et le travail des journaux comme le «New York Times», c’est pourquoi l'administration Obama a, à juste titre, refusé de porter ces accusations. L'administration Trump, qui a porté ces accusations contre M. Assange, s'est montrée nettement moins soucieuse de la liberté de la presse.

L'inculpation de M. Assange marque la première fois dans l'histoire des Etats-Unis qu'un éditeur d'informations véridiques est inculpé au titre de la Loi sur l'espionnage. Les poursuites engagées contre M. Assange, si elles aboutissent, créent non seulement un précédent juridique en vertu duquel des journalistes ou des éditeurs peuvent être poursuivis, mais aussi un précédent politique. A l'avenir, le «New York Times» ou le «Washington Post» pourraient être poursuivis lorsqu'ils publient des articles importants reposant sur des informations classifiées. Ou, ce qui est tout aussi dangereux pour la démocratie, ils pourraient s'abstenir de publier de tels articles par crainte de poursuites.

M. Assange est en détention provisoire à Londres depuis plus de trois ans, dans l'attente de l'issue de la procédure d'extradition dont il fait l'objet. En 2021, un juge de district britannique s'est prononcé contre l'extradition de M. Assange vers les Etats-Unis au motif que cela l'exposerait à un risque excessif de suicide.

La Haute Cour du Royaume-Uni a annulé cette décision après avoir accepté les assurances des Etats-Unis concernant le traitement que M. Assange recevrait en prison.

Aucune des deux décisions ne répond de manière adéquate à la menace que les accusations portées contre M. Assange font peser sur la liberté de la presse.

Le ministère américain de la Justice peut mettre fin à ces procédures préjudiciables à tout moment en abandonnant tout simplement les charges retenues contre M. Assange.

Chaque jour où les poursuites contre Julian Assange se poursuivent est un jour de plus où notre propre gouvernement sape inutilement notre propre autorité morale à l'étranger et fait reculer la liberté de la presse en vertu du Premier amendement dans notre pays.

Nous vous demandons instamment d'abandonner immédiatement ces accusations datant de l'ère Trump à l'encontre de M. Assange et de mettre fin à ces poursuites dangereuses.

Nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de nos salutations distinguées,

Les membres du Congrès:

Rashida Tlaib, D-Mich.
Jamaal Bowman, D-New York
Ilhan Omar, D-Minn.
Cori Bush, D-Mo. (liste partielle)

Source: https://www.infosperber.ch/freiheit-recht/menschenrechte/fuer-die-pressefreiheit-die-anklage-gegen-assange-fallenlassen, 16 avril 2023

1 https://theintercept.com/2023/03/30/julian-assange-congress-rashida-tlaib/

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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