Quand les réformes scolaires creusent l'écart entre les milieux éducatifs

Carl Bossard (photo mad)

par Carl Bossard*

(21 décembre 2021) L'enseignement produit toujours de la différence. C'est ainsi. Et en même temps, l'école obligatoire doit veiller à assurer l'égalité des chances. C'est ce qu’exige sa mission. Mais dans quelle mesure la vague actuelle de réformes la rend-elle plus difficile?

Depuis bientôt 30 ans, les réformes scolaires se succèdent. Il s'agit de centaines de projets partiels. Et l'effet dans son ensemble? Presque personne n'a une vue d'ensemble; il n'est pas rare que les effets désenchantent.1 Et les réformes se poursuivent – toujours dans le but d'atteindre une plus grande égalité des chances malgré des chances de départ inégales, ou alors de créer une «équité des chances», comme le postule ce nouveau terme.

Le rôle du statut parental

D'innombrables projets de recherche empiriques se penchent sur la réussite de l'apprentissage des jeunes et leur origine sociale. Ce domaine fait sans doute partie des domaines de recherche les plus étudiés en pédagogie. On établit des corrélations, on examine les livres possédés par la famille et on fait le total des certificats de formation. Tout cela doit permettre de prédire le niveau académique des enfants. Le résultat est toujours le même: les jeunes issus de milieux sociaux défavorisés ont plus de mal que les enfants de personnes ayant suivi des études universitaires. On diagnostique le fameux effet Matthieu: «Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a.» La conclusion générale des études sur les inégalités en matière de formation est la suivante: le contexte parental marque, le statut socio-économique détermine.

Les chiffres le montrent: en 2016, selon l'Office fédéral de la statistique, 43% des étudiants provenaient de familles dont au moins un des parents était diplômé d'une Haute Ecole.2 Conséquence: on appelle à des mesures au niveau du système, on exige des interventions dans les structures, on demande par exemple des passages d’un niveau à l’autre plus tardifs, voire la suppression des examens de passage.

Ce que le discours politico-éducatif oublie souvent

Et pourtant, nombreux sont ceux qui réussissent la fameuse ascension par la formation. La recherche nous l'a appris: ce ne sont pas les structures qui créent en premier lieu des effets; le système à lui seul ne produit guère les effets et les succès d'apprentissage escomptés. L'égalité des chances et l'équité de la formation au niveau systémique restent finalement une utopie – tout comme le slogan selon lequel l'égalité sociale peut être atteinte par l'égalité pédagogique. Les effets proviennent toujours des personnes, et concrètement, à l'école, des enseignants.

Ce qui est déterminant, c'est ce qui se passe à l'intérieur des structures, ce qui se passe dans les interactions interpersonnelles – ou, en d'autres termes: la qualité de l'enseignement. Dans le discours politico-éducatif, cela est vite oublié. C’est une erreur de raisonnement!

Changer d'attitude face à l'apprentissage

Et nous savons encore autre chose: chaque aspect d'une rencontre positive se passe au niveau personnel et dépend en grande partie de la mesure dans laquelle nous nous sentons concernés en tant que personne. Cela vaut tout particulièrement pour l'enseignement. C'est pourquoi, au niveau personnel, les enseignants peuvent faire la différence et surtout soutenir les enfants et les jeunes moins privilégiés dans leur parcours d'apprentissage et de vie. Ils ont le pouvoir de faire en sorte que ces élèves soient (aussi) encouragés et surtout sollicités sur le plan humain et celui des connaissances. C'est pourquoi Roland Reichenbach, professeur de pédagogie à l'Université de Zurich, souligne: «Ce ne sont pas les tablettes et les techniques numériques qui sont primordiales, mais plutôt l'instruction, le soutien, le feedback et l'encouragement dont ont de plus en plus besoin les enfants et les adolescents de nos jours».3 Et cela ne peut être réalisé que par des personnes en chair et en os.

L'autodétermination exige des processus d'apprentissage guidés

L’important, c’est la personne enseignante et son enseignement. La recherche empirique sur l'enseignement le confirme clairement. C'est pourquoi Reichenbach préconise des processus d'apprentissage guidés, ceux-ci permettant d’atteindre des résultats d'efficacité élevés. En même temps, il est toujours surprenant de voir le grand nombre de réformateurs scolaires qui considèrent toute pensée et action pédagogique exclusivement du point de vue de l'apprenant. Ils marginalisent ainsi l'importance de l'enseignant et le réduisent à un simple accompagnateur de l'apprentissage. Dans le cadre du principe de «Shift from Teaching to Learning» [Passage de l’enseignement à l’apprentissage], qui est prôné, l’enseignant ne doit plus en être un, mais uniquement un «Guide at the Side» [Guide à proximité].4

Conduire à la responsabilité de l'apprentissage autonome

Cet optimisme excessif de la pédagogie réformatrice est fondé sur le postulat de savoir-faire et de capacités innés de l'enfant, sans aucune instruction. Différents psychologues de l'apprentissage, comme le professeur d'université bernois Hans Aebli, montrent pourtant que le développement cognitif des enfants se fait de l'extérieur vers l'intérieur et – selon les conditions – de manière plus ou moins guidée par un interlocuteur plus compétent.5

Au début, l'apprentissage, la pensée et la résolution de problèmes sont toujours sociaux. Le «moi» se développe au contact du «toi» – par le dialogue entre des partenaires d'abord inégaux. Peu à peu, les apprenants assument la responsabilité de leur apprentissage et de leur progression autonome. Mais cela n'arrive «de soi» que chez peu d'entre eux. C'est pourquoi le philosophe Georg Friedrich Hegel résume l'essence de l'enseignement en ces termes: «Venir à soi dans l'autre.» Ou concrètement, transposé au niveau pédagogique: les enfants et les adolescents ayant des résultats faibles ou moyens sont souvent dépassés par l'auto-organisation et la responsabilité personnelle de leur apprentissage; toute personne enseignante engagée le sait, tout pédagogue expérimenté en est conscient.

L'aide des parents

Cependant, de nombreuses réformes modernes partent de l'utopie d'un apprentissage autorégulé et d'un enseignement auto-organisé. Dans cette optique, l'apprentissage est au début délégué aux parents sans que l'on s'en aperçoive – pour être finalement confié aux enfants et aux adolescents eux-mêmes. Cela renforce-t-il réellement l'égalité des chances et l'équité de l'enseignement si souvent mises en exergue?

Deux exemples illustrent cette tendance. La réforme a de nombreux noms: «écriture à l'oreille», «écriture phonétique», «lecture par l'écriture» ou «méthode Reichen», du nom de son inventeur, le pédagogue réformateur suisse Jürgen Reichen.6 Les enfants apprennent à écrire des textes à l'aide d'un «tableau des sons» [«Anlauttabelle»] – de manière autodirigée. Ils se mettent à écrire sans se soucier de l'orthographe. La personne enseignante n’a le droit ni d’intervenir ni de corriger. Jürgen Oelkers, professeur émérite de pédagogie à l'Université de Zurich, explique: «En écrivant mal, les élèves mémorisent leurs propres erreurs. Nos fils ont appris à écrire selon ce principe. Mais ma femme et moi avons tout simplement toujours corrigé leurs textes à la maison.»7 Voilà l'avantage d'un foyer parental universitaire! Et les autres enfants?

L'écart se creuse entre les milieux éducatifs

Un deuxième exemple: plusieurs écoles communales suppriment les devoirs officiels. On postule l'égalité des chances. Mais l'enseignement connaît la «loi des effets secondaires non intentionnels.» C'est le philosophe et pédagogue Eduard Spranger qui l'a formulée. Presque personne n'y prête attention – peut-être aussi peu que les notices d'emballage des médicaments et leurs éventuelles conséquences collatérales ne sont prises en compte. Quiconque supprime les devoirs ne les supprime pas pour autant.

Les parents soucieux de l’enseignement de leurs enfants continueront à répéter et à automatiser en travaillant avec eux. Ils connaissent l’importance de la pratique et de la consolidation des connaissances. Les enfants d'autres familles n'auront peut-être pas cette chance. Conséquence non voulue: l'écart entre les milieux éducatifs continue de se creuser.

Les jeunes n'ont qu'une seule biographie éducative. C'est ce qui les différencie des biens de production industriels. On peut faire des expérimentations avec des pièces manufacturées, mais pas avec des enfants. C'est pourquoi les responsables politico-éducatifs devraient, pour chaque réforme, respecter la devise romaine: «[...] et respice finem» – évaluer les conséquences. Voilà un principe sans date de péremption!

* Carl Bossard, né en 1949, a été recteur du lycée cantonal de Nidwald, directeur du lycée cantonal de Lucerne, recteur fondateur de la Haute école pédagogique de Zoug (HEP Zoug) et chargé de cours au lycée cantonal de Zoug. Actuellement, il intervient en tant que directeur de cours, conférencier et conseiller scolaire. Carl Bossard se
prononce régulièrement sur des questions de politique éducative et de pédagogie.

Source: https://www.journal21.ch/artikel/wenn-bildungsreformen-die-bildungsschere-weiten,
24 octobre 2021

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 Martin Beglinger: «Das ist vernichtend!» Die Antworten der Bildungsforscher über die Wirkung der Schulreformen in der Schweiz sind ernüchternd. In: NZZ, 31/8/18.

2 https://www.bfs.admin.ch/bfs/de/home/statistiken/bildung-wissenschaft/bildungsindikatoren/themen/zugang-und-teilnahme/soziale-herkunft-hs.html [Etat au 23/10/21]

3 Roland Reichenbach (2020): Homeschooling, Distant Learning und das selbstorganisierte Kind. In: Merkur 08, p. 38.

4 Ewald Terhart (2018): Eine neo-existenzialistische Konzeption von Unterricht und Lehrerhandeln? Zu Gert Biestas Wiederentdeckung und Rehabilitation des Lehrens und des Lehrers. In: Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Pädagogik, 94 (2018) 3, p. 479.

5 Hans Aebli (1978): Von Piagets Entwicklungspsychologie zur Theorie der kognitiven Sozialisation. In: Gerhard Steiner (éd.): Die Psychologie des 20. Jahrhunderts. Band VII: Piaget und die Folgen. Zurich: Kindler, p. 604–627.

6 Barbara Höfler (2019): Sind fiele Feler schädlich? In: NZZ Folio 4, p. 32.

7 https://www.wireltern.ch/artikel/wer-sagt-dass-kinder-sich-nicht-anstrengen-sollen [Etat au 23/10/21]

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