«Au diable tout le reste du monde»

Stratégie à long terme et prétention unipolaire des Etats-Unis

par Wolfgang Bittner,* Allemagne

(9 août 2024) Selon leurs élites au pouvoir, les Etats-Unis d’Amérique sont «the land of the free and the home of the brave», comme le proclame également l’hymne national. Et «God’s Own Country» est appelé à dominer le monde. Pour imposer cette prétention unipolaire, ils ont développé depuis le XIXe siècle une stratégie à long terme, dont font partie le maintien d’une armée suréquipée et l’installation d’environ 1000 bases militaires dans le monde entier.

Wolfgang Bittner.
(Photo wolfgangbittner.de)

Dans ce contexte, il ne faut pas oublier que la société américaine est en grande partie fanatisée par le fondamentalisme religieux, et ce jusqu’au Congrès. L’affinité élective entre le puritanisme et le capitalisme, une «doctrine de la prédestination économique» – celui que Dieu aime, il le rend riche – y est profondément enracinée jusqu’à nos jours. En outre, de nombreux tenants de la ligne dure estiment manifestement que tout ce qui profite aux Etats-Unis profite en fin de compte au monde entier, d’où leur prétention à la domination mondiale.

Continuité depuis plus de 200 ans

Cette hubris que rien ne justifie a également été suivie par la politique du président Barack Obama, avec son sourire conquérant, qui a mené sept guerres et qui, dans un discours devant l’académie militaire de Westpoint, a qualifié les Etats-Unis de «seule nation indispensable», de pivot de toutes les alliances, de l’Europe à l’Asie, «inégalée dans l’histoire des nations».1 Obama a ainsi affirmé ce qui était depuis longtemps la politique pratiquée par les Etats-Unis, qui ont su imposer leur prétention impériale à l’Europe, et notamment à l’Allemagne, depuis le début du XXe siècle.

Cette politique de domination a débuté au plus tard en 1823, lorsque le président James Monroe a présenté au Congrès américain les grandes lignes d’une politique étrangère à long terme des Etats-Unis: ne pas tolérer l’ingérence d’autres pays sur le double continent américain, tout en revendiquant la protection et l’intervention des Etats-Unis en Amérique latine.2 Les Etats-Unis ont ainsi mis la main sur l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud.

En 1904, Theodore Roosevelt (1858–1919, président de 1901 à 1909) autorisa les Etats-Unis à exercer un «pouvoir international de police» et à imposer sans compromis leurs intérêts économiques et stratégiques. Sa devise était: «Parlez doucement et portez un grand bâton, et vous irez loin.»3 Après avoir rompu tous les traités avec les indigènes indiens et mené la dernière bataille dévastatrice à Wounded Knee en 1890, il s’est adressé en premier lieu aux pays d’Amérique latine dans «l’arrière-cour des Etats-Unis», mais aussi au Maroc et à la Corée, et un peu plus tard au monde entier.

Cela correspondait tout à fait à une déclaration du président suivant, Woodrow Wilson:

«Puisque le commerce se moque des frontières nationales et que l’entrepreneur revendique le monde comme son marché, le drapeau de sa nation doit le suivre et les portes fermées des nations doivent être forcées. [...] Les concessions acquises auprès des financiers doivent être garanties par les ministres d’Etat, même si la souveraineté des nations récalcitrantes devait être violée.4

Le 11 février 2016, Barack Obama l’a formulé de la manière suivante dans une interview à la chaîne de télévision américaine Vox:

«De temps en temps, nous devons tordre le bras de pays qui ne font pas ce que nous voulons qu’ils fassent. Si nous ne disposions pas des différents moyens de pression économiques ou diplomatiques ou, dans certains cas, militaires, si nous n’avions pas cette dose de réalisme, nous ne pourrions rien obtenir non plus. [...] Le leadership américain vient en partie de notre mentalité d’empoigne. Nous sommes le pays le plus grand et le plus puissant de la planète, [...] nous n’avons personne d’égal au sens d’Etats qui pourraient attaquer ou provoquer les Etats-Unis5

L’influence de la première puissance mondiale

L’objectif d’être la première puissance mondiale a été définitivement atteint par les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le président Harry S. Truman a annoncé le 12 mars 1947 devant les deux Chambres du Congrès:

«Je crois que la politique des Etats-Unis doit être d’aider les peuples libres qui résistent à l’asservissement recherché par des minorités armées ou par des pressions extérieures. Je pense que nous devons aider tous les peuples libres afin qu’ils puissent déterminer leur propre destin à leur manière. [...] En aidant les nations libres et indépendantes à préserver leur liberté, les Etats-Unis concrétisent les principes des Nations Unies. Les peuples libres du monde entier comptent sur notre soutien dans leur lutte pour la liberté. Si nous hésitons dans notre rôle de leader, nous mettons en danger la paix du monde – et nous nuisons certainement au bien-être de notre propre nation.»6

Selon ces mots altruistes de Truman, le «soutien» des Etats-Unis aux peuples libres devrait certes comprendre «avant tout une aide économique et financière constituant la base de la stabilité économique et de conditions politiques ordonnées», mais la Realpolitik a suivi la voie habituelle dans l’esprit et à l’avantage des Etats-Unis ainsi que, la plupart du temps, au détriment des «peuples libres», comme le prouve un regard sur l’histoire jusqu’à l’époque actuelle immédiate.7

Le journaliste et auteur Werner Rügemer a analysé les possibilités et les influences des Etats-Unis sur l’économie européenne, en particulier sur l’économie allemande, et en tire des conclusions consternantes:

«La principale propriété entrepreneuriale du capital dans le capitalisme occidental est aujourd’hui organisée par différents types d’acteurs financiers. Les plus importants en termes de capitaux engagés sont Blackrock & Co. Viennent ensuite Blackstone & Co, c’est-à-dire les investisseurs en Private Equity, appelés plus communément ‹sauterelles›. Depuis la fin des années 1990, ils ont racheté, exploité, revendu ou introduit en bourse environ 10 000 entreprises moyennes en Allemagne. Viennent ensuite les fonds spéculatifs, les investisseurs en capital-risque – ils font entrer les Start Ups dans la course –, les banques d’investissement élitistes comme Macquarie et Rothschild, les banques privées comme Metzler, Pictet, les banques traditionnelles comme la Deutsche Bank. Les Etats-Unis sont le plus grand lieu d’implantation des capitaux et le principal bloc de pouvoir militaire, de renseignement et médiatique pour garantir ce système. Les principaux prestataires de services financiers mondiaux sont également liés aux Etats-Unis: les trois grandes agences de notation, les cabinets d’avocats d’affaires comme Freshfields, les conseillers en entreprise comme McKinsey, les auditeurs’ comme PricewaterhouseCoopers, les agences de relations publiques comme la Fondation Renaissance de Soros – je les appelle l’armée privée civile du capitalisme occidental8

Empêcher une coopération de l’Allemagne avec la Russie

La Russie n’a pas sa place ni dans le concept économique ni dans le concept de stratégie militaire des Etats-Unis. George Friedman, l’ancien directeur de l’influent groupe de réflexion Stratfor, a fait une déclaration remarquable sur cette politique égocentrique et dangereuse pour la paix dans son discours du 4 février 2015 au Chicago Council on Global Affairs:

«Le principal intérêt de la politique étrangère américaine au cours du siècle dernier, pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale et pendant la Guerre froide, était les relations entre l’Allemagne et la Russie. Car, unies, elles sont la seule puissance pouvant menacer notre suprématie. Notre objectif principal était de nous assurer que ce cas ne se produise pas9

Friedman explique la raison pour laquelle cette politique s'est poursuivie jusqu'à aujourd'hui de la manière suivante:

«Pour les Etats-Unis, le principal souci est que [...] le capital et la technologie allemands s’associent aux ressources en matières premières russes et à la main-d’œuvre russe pour former une combinaison unique, ce que les Etats-Unis tentent d’empêcher depuis un siècle. Alors comment faire pour que cette combinaison germano-russe soit empêchée? Les Etats-Unis sont prêts à frapper cette combinaison avec leur carte: c’est la ligne entre les pays baltes et la mer Noire. [...] Le point principal de toute cette affaire est que les Etats-Unis établissent un ‹cordon sanitaire›, une ceinture de sécurité, autour de la Russie.»

En fait, on y travaille systématiquement en secret depuis la guerre franco-allemande de 1871.

Et Friedman de poursuivre:

«Les Etats-Unis contrôlent tous les océans du monde dans leur intérêt fondamental. Aucune autre puissance ne l’a jamais fait. C’est pour cette raison que nous intervenons auprès des peuples du monde entier, sans qu’ils ne puissent nous attaquer.»

De nombreux peuples ne peuvent pas se défendre, comme on l’a encore vu récemment. Ceux qui s’opposent sont ruinés ou bombardés.

La «profession de foi» de Friedman n’a fait sensation que dans les médias dits alternatifs. Il en va de même pour les déclarations de Zbigniew Brzezinski, qui considérait l’Eurasie comme «l’échiquier des Etats-Unis» sur lequel ils jouaient leurs coups dans la lutte pour la domination mondiale. Voilà ce que Brzezinski a écrit dans son livre «Le grand échiquier», dans lequel il a développé la stratégie géopolitique des Etats-Unis après la chute de l’Union soviétique:

«La mesure dans laquelle les Etats-Unis pourront affirmer leur suprématie mondiale dépendra toutefois de la manière dont une Amérique engagée à l’échelle mondiale pourra gérer les rapports de force complexes sur le continent eurasien – et si elle pourra y empêcher l’émergence d’une puissance dominante et adverse.»10

C’est dans ce contexte qu’il faut voir la déclaration d’Henry Kissinger du 2 février 2014, selon laquelle le changement de régime à Kiev est pour ainsi dire la répétition générale de «ce que nous voulons faire à Moscou».11

Joseph Biden: «Je gouverne le monde»

Le 6 juillet 2024, le président Joseph Biden a démontré l’état d’esprit du gouvernement américain lors d’une interview avec la chaîne américaine ABC, lorsqu’il a été interrogé sur sa condition physique et mentale après un duel électoral désastreux avec Donald Trump. Devant la caméra, il a déclaré:

«Je passe un test cognitif tous les jours. Vous savez, je ne fais pas seulement campagne, je gouverne le monde. Cela peut paraître exagéré, mais nous sommes la nation la plus importante du monde12

Cette déclaration a été acceptée presque sans commentaire par les politiciens et les journalistes occidentaux, ce qui permet à nouveau de tirer des conclusions sur la dépravation de ces acteurs.

Dans un discours prononcé le 2 octobre 2014 à la Harvard Kennedy School de Cambridge/Massachusetts, Biden, alors vice-président des Etats-Unis, s'était déjà vanté:

«Nous avons placé Poutine devant un choix simple: respecter la souveraineté de l’Ukraine ou faire face à des conséquences croissantes. Nous avons ainsi été en mesure d’amener les plus grands pays développés du monde à imposer de véritables coûts à la Russie. Il est vrai qu’elle [l’UE] ne voulait pas le faire. Mais encore une fois, c’est le rôle de leader de l’Amérique et le fait que le président des Etats-Unis ait insisté, et a même dû mettre l’Europe dans l’embarras à plusieurs reprises, pour l’obliger à se ressaisir et à encaisser les désavantages économiques afin de pouvoir imposer des coûts [à la Russie]. Et les conséquences ont été une fuite massive des capitaux hors de Russie, un véritable gel des investissements directs étrangers, le rouble à un niveau historiquement bas par rapport au dollar et l’économie russe au bord de la récession13

Le fait que le gouvernement de Berlin ait suivi jusqu’à présent cette politique diamétralement opposée aux intérêts allemands, comme le montrent les prises de position d’Olaf Scholz, de Robert Habeck ou d’Annalena Baerbock, est une honte et ne peut pas s’expliquer uniquement par le manque de souveraineté de l’Allemagne.

Les déclarations des dirigeants américains, répétées sur plus d’un siècle, donnent une image globale de la politique impériale monopolistique des Etats-Unis, que Lawrence Wilkerson, l’ancien chef de cabinet du secrétaire d’Etat américain Colin Powell, a caractérisée par ces mots: «Au diable tout le reste du monde14

* Wolfgang Bittner, écrivain et journaliste, est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment «Die Eroberung Europas durch die USA», «Die Heimat, der Krieg und der Goldene Westen», «Deutschland – verraten und verkauft» et «Ausnahmezustand – Geopolitische Einsichten und Analysen unter Berücksichtigung des Ukraine-Konflikts», 2014–2023.

Source: Première publication sur «NachDenkSeiten», www.nachdenkseiten.de/?p=118252
(Reproduction avec l’aimable autorisation de l’auteur)

1 www.whitehouse.gov/the-press-office/2014/05/28/remarks-president-united-states-military-academy-commencement-ceremony

2 Doctrine de Monroe. A ce sujet: https://amerika21.de/analyse/239008/monroe-doktrin-totgesagte-leben-laenger

3 Cf. Theodore Roosevelt: The strenuous Life. Essays and Addresses, New York 1906, ainsi que Theodore Roosevelt typed letter signed as governor of New York, 26.1.1900, https://historical.ha.com/itm/autographs/u.s.-presidents/theodore-roosevelt-typed-letter-signed-as-governor-of-new-york-two-pages-9-x-115-albany-new-york-january-26-190/a/6054-34087.s

4 Citation selon Wilfried Röhrich: Politik als Wissenschaft – Ein Überblick, Opladen 1986.

5 Citation selon RT Deutsch, 12.2.2015, https://deutsch.rt.com/11745/international/obamas-diplomatie-verstaendnis-wir-muessen-gewalt-anwenden-wenn-laender-nicht-das-machen-was-wir-wollen/. Cf. également: der Freitag, 15.2.2015, www.freitag.de/autoren/hans-springstein/der-us-praesident-hat-wieder-klartext-geredet

6 Doctrine Truman, cité selon Manfred Görtemaker et al.: Das Ende des Ost-West-Konflikts?, p. 58

7 A la fin des années 1940, les Etats-Unis ont retiré une grande partie de leurs troupes d’Allemagne pour les engager en 1950 dans la guerre de Corée, qui a fait environ quatre millions de morts et divisé le pays.

8 Werner Rügemer: Die Wahrheit ist auf unserer Seite,  Neue Rheinische Zeitung Online, 21.11.2018, www.nrhz.de/flyer/beitrag.php?id=25399

9 Cf. AntikriegTV: US-Strategie, YouTube, 17.3.2015, www.youtube.com/watch?v=vln_ApfoFgw (8.7.2024)

10 Zbigniew Brzezinski: Die einzige Weltmacht – Amerikas Strategie der Vorherrschaft, Francfort-sur-le-Main 2001, p. 15 [Version française: «Le grand échiquier. L’Amerique et le reste du monde»]

11 Cité selon www.nrhz.de/flyer/beitrag.php?id=20079

12 Cf. www.n-tv.de/politik/Widerstand-bei-Demokraten-gegen-Kandidatur-formiert-sich-US-Praesident-Biden-ballt-die-Faust-und-gibt-skurriles-Interview-article25067731.html

13 Citation selon newscan, Zeitdokument: Wir zwangen die EU zu Sanktionen gegen Russland, 5.1.2015, www.youtube.com/watch?v=JLO7uKVarB8 (8.7.2024)

14 Citation selon Florian Linse, NachDenkSeiten, 8.8.2018, www.nachdenkseiten.de/?p=45368

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