Comment les Etats-Unis ont évincé le Premier ministre Imran Khan du pouvoir au Pakistan

Réflexions de Jeffrey Sachs

(12 juillet 2024) Jeffrey Sachs décrit dans une vidéo1 de cinq minutes comment les Etats-Unis ont «évincé» le Premier ministre démocratiquement élu du Pakistan, Imran Khan. «C'est la manière dont l'Amérique mène sa politique étrangère», selon Jeffrey Sachs.

Susanne Hofmann a traduit cette prise de position pour les «NachDenkSeiten» et introduit le sujet:

Jeffrey D. Sachs
(Photo G. C. Marino)

Aujourd'hui encore, ce que Hillary Clinton et George W. Bush ont dit après le 11 septembre 2001 semble s'appliquer aux Etats-Unis et à l'Europe: «You are either with us or against us». [Vous êtes soit avec nous, soit contre nous.] L'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan a dû faire l'expérience de ce que cela signifie au printemps 2022.

Il a revendiqué pour lui-même et son pays le droit d'adopter une position neutre sur la guerre en Ukraine. En tant que chef du gouvernement, il est responsable de 220 millions de Pakistanais, a-t-il déclaré dans une interview avec la «Deutsche Welle».2 Et son pays dépend de la Russie: il se fournit en pétrole, en gaz et en blé auprès de la Russie. Lors d'un rassemblement, Khan a clairement déclaré: «Nous sommes amis de la Russie et nous sommes également amis des Etats-Unis. Nous sommes amis de la Chine et de l'Europe. Nous ne sommes affiliés à aucune alliance.»

Pour Khan, il s'agit manifestement d'une leçon tirée de la guerre froide. A l'époque, le Pakistan s'était rangé du côté de l'Occident et les relations avec la Russie en avaient pâti. Khan voulait les améliorer, dans l'intérêt de ses électeurs, dont près de 100 millions vivent dans la pauvreté.

Mais l'Occident, et en particulier les Etats-Unis, ne voulaient pas accorder au Pakistan une position neutre. C'est ce que suggère un document interne publié par «The Intercept».3 Il en ressort que les Etats-Unis ont joué un rôle dans la destitution de Khan en tant que Premier ministre en avril 2022. Dans une courte interview,1 l'économiste américain Jeffrey Sachs (voir également ici4) s'exprime sur ce processus.

Jeffrey Sachs, économiste américain et conseiller de gouvernements, de secrétaires généraux de l'ONU et d'institutions internationales, n'est pas seulement un connaisseur intime de la politique étrangère des Etats-Unis, il connaît aussi personnellement Imran Khan.

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Imran Khan (Photo mad)

La déclaration de Jeffrey Sachs dans la vidéo:

«Imran Khan est un homme extrêmement fin et un excellent homme d'Etat pakistanais, et les Etats-Unis ont contribué à le priver de ses pouvoirs. C'est une histoire très désagréable que «The Intercept» a mise en lumière. Quand Imran Khan ne s'est pas immédiatement rangé du côté des Etats-Unis en ce qui concerne les relations avec la Russie et la Chine, l'Etat américain de la sécurité fonctionnait selon le modèle suivant: quiconque n'est pas avec nous est contre nous. Imran Khan a dit: non, je ne suis contre personne, je veux de bonnes relations avec les Etats-Unis, la Chine et la Russie. Mais cela ne fonctionne pas avec les Etats-Unis. On est de leur côté ou contre eux.

Et c'est ainsi que le Département d'Etat américain a convoqué l'ambassadeur pakistanais et lui a dit: nous n'aimons pas la façon dont Imran Khan – qui était alors Premier ministre – s’exprime. Ce n'est peut-être pas bon pour nos relations, il faudrait entreprendre quelque chose. Et cela fait partie de la méthode standard de changement de régime des Etats-Unis.

Le diplomate pakistanais a renvoyé le message chez lui et Imran Khan a été démis de ses fonctions le mois suivant par un vote de défiance. Il s'agit d'une intervention américaine courante. Imran Khan me l'a dit et l'a exprimé publiquement:

Les Etats-Unis m'ont fait quitter le pouvoir. Les Etats-Unis et l'armée pakistanaise se sont bien sûr moqués de lui à cause de cette affirmation. Par la suite, il obtenu une copie du mémo publié par «The Intercept». Et lorsqu'il l'a brandi, il a été accusé d'espionnage. D'un côté, on a donc fait comme si l'ingérence était son invention, de l'autre, on l'a accusé d'espionnage. Et on l'a mis derrière les barreaux – avant les élections qui ont eu lieu récemment.

Son parti a été exclu des élections. Malgré cela, les partisans d'Imran Khan ont remporté une victoire écrasante. Ensuite, les voix ont été mal comptées – ils n'ont pas réussi à détourner toutes les voix, mais suffisamment pour le priver de la majorité. En d'autres termes, malgré son arrestation, malgré les accusations, malgré le stratagème américain, Imran Khan est sorti vainqueur de ces élections.

Et bien sûr, les voix ont été mal comptées, le pouvoir lui a été retiré, et le Département d'Etat américain a haussé les épaules comme d'habitude, parce qu'il ne dit pas la vérité au monde, il ne dit pas la vérité au peuple américain. Le peuple américain ne saurait rien de tout cela, s'il n'y avait pas eu la publication courageuse de l'«Intercept».

Nous avons affaire ici à une partie de ce qui constitue la politique étrangère américaine, et les gens devraient le savoir. La politique étrangère américaine élimine les gouvernements que les Etats-Unis n'aiment pas: n'entretenez pas de relations avec eux, ne négociez pas avec eux, essayez de les renverser! Cela peut se faire par des guerres ouvertes ou de manière cachée.

C'est ainsi que l'Amérique mène sa politique étrangère. C'est une catastrophe, une catastrophe pour les Etats-Unis, qui dépensent des billions de dollars dans des guerres inutiles sur la base de fausses prémisses; c'est une catastrophe pour les pays attaqués, qui sont souvent entraînés dans une instabilité de plusieurs décennies, comme l'Afghanistan par exemple.

L'effondrement de l'Afghanistan a eu lieu après que la CIA a été chargée de renverser le gouvernement afghan en 1979. Ce genre de choses se produit partout dans le monde.

Nous avons besoin d'une nouvelle politique étrangère, une politique étrangère coopérative et honnête protégeant l'Amérique par la paix et la coopération, et non par l'ingérence, les opérations de changement de régime et les guerres dans d'autres pays uniquement pour ses propres intérêts.»

* Jeffrey Sachs est Professeur à l’Université de Columbia, directeur du Centre pour le développement durable de l’Université de Columbia et président du Réseau des solutions de développement durable des Nations Unies. Il a été conseiller auprès de trois secrétaires généraux de l’ONU et occupe actuellement la fonction de défenseur des ODD auprès du secrétaire général António Guterres.

Source: https://www.nachdenkseiten.de/?p=117444, 1er juillet 2024

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.youtube.com/watch?v=qpGZFtguGLc

2 https://www.dw.com/en/imran-khan-pakistans-future-is-tied-up-with-russia/video-62333847

3 https://theintercept.com/2023/08/09/imran-khan-pakistan-cypher-ukraine-russia/

4 https://www.commondreams.org/opinion/us-ouster-of-imran-khan

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