Contexte et éléments de la guerre en Ukraine

Jacques Baud (Photo mad)

«Cette crise nous montre la faiblesse de notre société»

Jacques Baud* dans un entretien avec le «Point de vue Suisse»

(30 mai 2023) A l’occasion d'un voyage à Strasbourg, Luxembourg et Bruxelles, deux membres de la rédaction du «Point de vue Suisse» ont eu l’entretien suivant avec l’analyste militaire suisse Jacques Baud. Il s’exprime sur les causes de la guerre, sur la situation actuelle des troupes ukrainiennes et russes ainsi que sur l’influence des Etats-Unis sur les événements dans la région. Dans une deuxième partie, il aborde également les questions des relations commerciales internationales et de la perte de confiance et de crédibilité de la Suisse à l'étranger.

* * *

Point de vue Suisse: Monsieur Baud, comment évaluez-vous la situation actuelle? Pourquoi n’y a-t-il pas de négociations?

Jacques Baud: Nous sommes dans une phase étrange. En Occident, on pense que l’Ukraine va gagner et c’est pourquoi il n’y a pas de raison de négocier.

Récemment, François Hollande, l’ancien président français, s’est fait piéger au téléphone par des humoristes russes.1 En prétendant être Petro Porochenko ils l’ont conduit à faire des confidences et à déclarer que «tant que l’Ukraine gagne, il n’y a pas de raison de négocier». C’est la conviction générale. La propagande est si forte que les gens ne se rendent même pas compte que l’Ukraine ne peut pas gagner.

Alors pourquoi négocier, si l’on suppose que ce sont les Russes qui ont des problèmes, pas les Ukrainiens. Quant aux Russes, le refus délibéré des pays occidentaux d’appliquer les Accords de Minsk, leur ont fait perdre toute confiance en notre sincérité.

Accords de Minsk

Que s’est-il passé avec les Accords de Minsk?

Petro Porochenko,2 Angela Merkel,3 François Hollande,4 puis Zelensky lui-même,5 ont tous dit qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de mettre en œuvre les Accords de Minsk. Qu’est-ce que cela signifie pour les Russes? Les républiques autoproclamées du Donbass ont signé un accord avec Kiev en septembre 2014 (Minsk 1). Kiev ne l’a pas respecté et un deuxième accord (Minsk 2) a été signé en février 2015. L’Allemagne et la France étaient les garants de la mise en œuvre de l’accord pour l’Ukraine, la Russie était le garant pour les républiques du Donbass. En outre, les autres membres du Conseil de sécurité de l’ONU (les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine) étaient également responsables de sa mise en œuvre, puisque l’Accord de Minsk 2 est devenu la Résolution 2202 (2015) du Conseil de sécurité. Mais depuis cette période, plus de 10 000 civils russophones sont morts dans le Donbass.

Les Russes ont tout fait pour s’assurer que ces accords soient appliqués, car ils devaient servir à protéger la population russophone. Mais aucun pays occidental n’a jamais essayé de les faire appliquer. C’est pourquoi les Russes disent que si nous signons quelque chose et que cela n’est pas respecté, comment voulez-vous que nous ayons confiance.

Quelle est la situation des combats en Ukraine? Quels sont les objectifs de la Russie?

On a l’impression que les choses n’avancent pas, par exemple à Bakhmout. La rhétorique parle de l’occupation de l’Ukraine par la Russie. Mais ce n’est pas le but. L’objectif des Russes est d’éliminer la menace militaire qui pèse sur la population du Donbass. Ils ont détruit matériellement l’armée ukrainienne en mai-juin 2022. Depuis, l’Ukraine dépend presque exclusivement de l’Occident pour son armement. Les Russes ont donc compris que cela ne suffisait pas et qu’il était nécessaire de détruire leur potentiel humain. C’est exactement ce qui se passe actuellement.

Sergey Surovikin l’a dit clairement en octobre dernier: «Nous avons une stratégie différente. […] Nous ne recherchons pas une grande vitesse de progression, nous ménageons chacun de nos soldats et ‹broyons› méthodiquement l'ennemi qui avance».6 Il utilise le terme «hachoir à viande». Cela nous ramène aux deux termes utilisés par Poutine: «démilitarisation» et «dénazification». Il s’agit toujours et encore de ces mêmes objectifs. L’objectif de «dénazification» ayant été atteint le 28 mars 2022.

Aujourd’hui, on voit dans les documents secrets publiés dernièrement ce qu’il reste à l’Ukraine. Par exemple, en février 2022, les Ukrainiens avaient environ 850 chars de combat T-64, aujourd’hui ils ne peuvent en utiliser plus que 43 pour leur grande contre-offensive. Ils en ont certainement encore quelques-uns en réserve, mais la grande majorité a été détruite par les Russes. Les Russes ont donc déjà atteint leur objectif à deux reprises, et il est probable qu’ils l’atteindront bientôt une troisième fois. C’est la triste réalité, bien que l’on dise exactement l’inverse en Occident.

Que savez-vous des chiffres concernant les victimes de la guerre des deux côtés?

On se persuade que les Russes ont perdu beaucoup de soldats, que la prolongation de la guerre conduira rapidement à l’instabilité en Russie. Mais ici aussi c’est l’inverse qui est vrai. Nous partons de l’idée que les Russes ont eu entre 100 000 et 200 000 morts. Mais ces chiffres ne reposent sur rien. On ne connaît pas les chiffres exacts, car ni les Ukrainiens ni les Russes ne communiquent leurs pertes.

Il existe toutefois un média d’opposition russe, Mediazona, qui, en collaboration avec la BBC, calcule le nombre de morts russes sur la base des annonces de décès dans les journaux. C’est donc un média pro-occidental et certainement pas contrôlé par le gouvernement russe, qui a probablement tendance à surestimer le nombre de morts russes. Or sur cette base, on peut estimer qu’il y en a entre 10 000 et 20 000, mais certainement pas 100 000 morts. Mais en Occident, on préfère se baser exclusivement sur la propagande ukrainienne. Le 31 décembre, le 100 000e Russe tué a été proclamé à Kiev et cela a même été projeté sur un bâtiment. Ce jour-là précisément, les chiffres de Mediazona étaient de 10 000, c’est-à-dire 10 fois moins.

Quand on entendait les autres chiffres, par exemple lorsqu’en novembre Ursula von der Leyen avait parlé dans un discours que des centaines de milliers d’Ukrainiens étaient morts, l’Ukraine avait réclamé avec véhémence. Et cette déclaration a été immédiatement retirée. Mais, je pense que le chiffre était déjà exact, mais qu’elle n’aurait pas dû le dire.

La propagande comme base décisionnelle

D’où les Américains tirent-ils leurs informations?

Les documents secrets récemment publiés dans la presse nous donnent de précieuses indications sur les sources des informations américaines. En ce qui concerne l’équipement ukrainien, il n’y a pas de mystère, puisque ces chiffres sont en grande partie publiés. En ce qui concerne le potentiel russe déployé, les Américains ont une intense activité de reconnaissance aérienne qui leur permet d’avoir une bonne vue d’ensemble des forces en présence.

Mais pour la position des troupes sur le terrain, pour la situation tactique, pour les pertes ou les opérations des forces adverses, Américains et Occidentaux sont pratiquement aveugles. Il est évident qu’ils n’ont pas de capacités propres en matière de renseignement. Leur seule source d’information est l’Ukraine. Tout est donc décidé sur la base de la propagande. C’est pour moi l’élément le plus intéressant de ce conflit. On dit que la CIA est profondément impliquée dans le conflit, c’est vrai pour la conduite d’opérations spéciales de sabotages et de terrorisme, mais c’est totalement faux en ce qui concerne ses capacités analytiques.7

Comment procédez-vous dans votre analyse?

Dans mon approche, il ne s’agit pas de mes opinions ou de mes sentiments. Je veux dresser le meilleur tableau possible sur la base de ce qui est disponible. Par exemple, avec le nombre de morts. Il s’agit d’un travail de renseignement. Il s’agit d’avoir l’image la plus factuelle possible. J’écoute très peu les autres et cela n’a aucune importance si cela vient de la gauche ou de la droite.

Prenons John J. Mearsheimer par exemple, il écrit des choses intéressantes et vraies. Il dit qu’on a menti aux Russes depuis le début, etc. C’est vrai. Mais ensuite, il a ses propres idées du conflit. Celles-ci ne correspondent pas à la réalité historique du conflit. On peut être d’accord avec ses conclusions, mais si le chemin emprunté n’est pas le bon, nous ne pourrons pas résoudre le conflit.

Pour moi, il ne s’agit pas d’accuser ou d’excuser qui que ce soit. Il s’agit d’avoir la bonne image pour trouver la bonne solution. Et c’est pourquoi j’ai aussi dit que l’on avait menti aux Russes dans les années 90. C’est le contexte du conflit et cela contribue à la situation actuelle, mais ce n’est pas la raison pour laquelle la Russie est intervenue en Ukraine. C’est important.

Sans buts de guerre, c’est une guerre sans fin

C’est en arrière-plan, c’est un élément qui rend la communication plus difficile. La raison centrale est cependant la protection de la population du Donbass. C’est pourquoi Poutine a tant de soutien pour la protection de la population russe de la région. C’est le point central.

Si des négociations ont lieu, les Russes utiliseront certainement leur victoire sur le terrain pour atteindre leurs objectifs politiques. C’est clair, c’est au fond la théorie de Carl von Clausewitz. Mais pour atteindre des objectifs politiques, il existe d’autres méthodes. C’est ce que devaient accomplir les Accords de Minsk. C’est la raison pour laquelle les Russes ont insisté sur cette solution politique. Si cela n’aboutit pas, ils utiliseront le conflit pour atteindre l’objectif d’une autre manière. D’où cette logique, un raisonnement typique à la Clausewitz, que nous ne faisons pas en Occident. Nous avons mené de nombreuses guerres pour rien, sans objectifs clairs.

En Occident, nous n’avons aucune idée de ce que nous voulons obtenir de l’Ukraine. Si nous avions voulu son bonheur et sa prospérité, nous aurions insisté sur la mise en œuvre des Accords de Minsk. Nous ne l’avons pas fait – nous les avons poussés à se préparer à la guerre.

Nous ne poursuivons pas d’objectifs constructifs. On le voit avec les guerres en Afghanistan, en Libye, etc., ce sont toutes des guerres sans objectifs. C’est pourquoi on a du mal à trouver ensuite une paix, une issue. Si vous avez un objectif de guerre, par exemple occuper Paris et que vous atteignez Paris. Alors c’est fait, vous avez atteint votre objectif et vous êtes satisfait. Mais si vous ne savez pas quel est votre objectif, cela devient interminable.

En Afghanistan, les Soviétiques avaient un objectif: mettre en place un gouvernement. Celui-ci a tenu deux ans après leur départ – jusqu’à ce que les Américains le renversent avec l’aide des djihadistes. Vingt-cinq ans plus tard, la coalition occidentale en Afghanistan n’avait pas d’objectif: le gouvernement qu’ils avaient mis en place s’est effondré dans les 48 heures suivant leur départ.

C’est précisément le problème des Américains et des Européens en Afghanistan comme en Irak. Ils se sont retirés d’Irak, mais qu’ont-ils réellement accompli? Ils ne le savent même pas eux-mêmes. Ils ont combattu, mais dans quel but? Ils ont détruit le pays, mais ce n’était pas un objectif.

Les guerres sans fin engendrent des terroristes

On dit qu’ils l’ont fait pour s’emparer du pétrole. Mais ce n’est pas vrai. Les sociétés pétrolières qui sont aujourd’hui en Irak ne sont pas des sociétés américaines. Ce n’était donc pas un objectif. Quand on n’a pas d’objectif, on ne peut jamais gagner. C’est la raison pour laquelle le Mali ne veut plus de Français dans son pays. Ils mènent des guerres sans stratégie et sans objectifs clairs: ils tuent des gens, y compris des civils innocents (et parfois ils les torturent). Le résultat est que pour chaque personne tuée, dix nouveaux résistants apparaissent. C’est sans fin.

Les Africains demandent donc à juste titre, pourquoi sont-ils là, s’ils ne savent pas ce qu’ils veulent obtenir. Les militaires actuels (y compris en Suisse) ne sont plus des stratèges, mais des tacticiens (souvent mauvais). On le voit en Ukraine, où les militaires ont été formés par l’Occident: ils ne peuvent pas rivaliser avec les Russes en termes d’art opérationnel. C’est un problème supplémentaire pour nous.

Carte de l’Intermarium. (Illustration mad)

L’Intermarium, un objectif de politique étrangère de la Pologne

Quels sont les objectifs des Polonais dans le conflit ukrainien?

C’est très intéressant. Vous avez fait allusion à cette question, ces divisions prêtes à intervenir, décrites dans l’article de Seymour Hersh sur la corruption en Ukraine. Dans les années 20, Jozef Pilsudski avait eu un projet. C’est ce qu’on appelle l’Intermarium [entre les mers].

C’est une idée qui remonte à l’ancienne principauté de Pologne et de Lituanie du XVIIe siècle. Aujourd’hui, il s’agirait de rassembler les pays situés entre la Baltique, la mer Noire et la Méditerranée en une communauté. Ce sont les trois mers. Pilsudski voulait recréer cela. Et il y a environ 15 ans, au début des années 2000, la Pologne a à nouveau défini la recréation de l’Intermarium comme un objectif de politique étrangère.8

En janvier, un accord de coopération a été signé entre la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine.9 Cela correspond au premier triangle de Lublin, qui date du passé. Il s’agit d’une alliance qui pourrait constituer l’un des premiers éléments de cet Intermarium que la Pologne souhaite atteindre.

Le groupe de Visegrad avec son propre groupe de combat

Le groupe de Visegrad, composé de la Pologne, de la Hongrie, de la République tchèque et de la Slovaquie, joue également un rôle. Il s’agit d’un élément de l’Intermarium. Un groupe de combat de Visegrad a même été créé à cet effet sur le plan militaire, un «Battle Group» qui n’est pas subordonné à l’OTAN.10 Il existe. On ne sait pas exactement ce que la Pologne veut en faire. Mais il est intéressant de noter qu’il a été dit récemment en Angleterre et en Allemagne que la Pologne aurait dans deux ans (2025) la deuxième plus grande armée d’Europe.

Il y a donc l’idée de former avec la Pologne un Intermarium autonome, une petite Europe au sein de l’Europe. Les Polonais veulent bien sûr présider ce groupe.

Pour l’instant, il est difficile de distinguer ce qui relève de la rhétorique et de la réalité. Il y a certainement des éléments rhétoriques, il y a certainement aussi des éléments réels, par exemple ce qui a été fixé dans les objectifs de politique étrangère de la Pologne. Je ne l’ai pas inventé. Cela signifie qu’il s’agit de réflexions sérieuses.

De temps en temps, des voix s’élèvent, comme celle d’Emmanuel Macron qui demande une «armée de défense européenne». C’est de la pure rhétorique, ce ne sont que des mots. Je ne suis pas sûr qu’il en soit de même pour les Polonais, car il y a certains éléments concrets, comme la force de combat et les nouveaux traités. C’est difficile à prédire, de quel manière ces pièces du puzzle vont finalement s’assembler, mais cela pourrait être une autre Europe que celle que nous avons à l’esprit.

Objectifs des groupes d’extrême droite en Ukraine

Il est intéressant d’examiner les objectifs de ceux qui soutiennent Volodymyr Zelensky en Ukraine. Ils ne sont pas seulement fanatiques, mais ont également une doctrine. Nos médias tentent d’en nier l’existence, car de nombreux européens retireraient leur soutien à l’Ukraine s’ils en connaissaient le contenu.

Ces mouvements sont généralement opposés à l’Union européenne et privilégient l’Association européenne de libre-échange (AELE) (dont fait partie la Suisse). En fait, ils ont réalisé que l’économie de l’Ukraine n’est pas prête pour affronter la compétition avec les autres pays de l’UE.11 D’ailleurs, dans de très nombreuses manifestations populaires, on voit le drapeau de l’UE barré d’une croix.

En revanche, ils ont aussi en tête une participation à l’Intermarium proposé par la Pologne.12 Leur idée de l’Europe n’est pas celle du partage et de l’intégration que certains ont dans l’UE, mais une Europe gouvernée par les nations, qui est même contre les principes mêmes de l’UE.13 C’est «l’Idée de Nation» (le N barré d’un I) que l’on retrouve sur l’emblème du mouvement AZOV et que revendiquent les différents groupes d’extrême droite en Ukraine et ailleurs. C’est pourquoi ils soutiennent l’Intermarium. Lorsqu’ils disent être pour l’Europe, ils ne pensent pas à l’Union européenne, ni à l’Europe telle que nous pouvons la concevoir. C’est l’Europe telle qu’Hitler la concevait. C’est cela la différence. Et c’est dit clairement dans la doctrine.

Une dynamique dangereuse

Cela signifie que nous sommes dans une dynamique que je considère comme très dangereuse.

Et nous et les Américains soutenons cela. Bien sûr, c’est très intéressant pour les Américains si l’Europe ne fonctionne plus comme avant. Cela ne veut pas dire qu’ils veulent que l’Europe ne fonctionne pas du tout, mais qu’elle ne soit pas trop forte. C’est ce que l’on appelle la doctrine Wolfowitz.

On peut lire tout cela mot pour mot. On ne veut pas d’une Europe forte. L’Europe doit fonctionner, les gens doivent être calmes et travailler normalement, mais rien de plus. L’Europe est surveillée. C’est pourquoi nous avons tous ces sentiments que l’on ressent en Europe, surtout en Europe de l’Est. Les Américains soutiennent cela pour diminuer les capacités de l’Europe.

Les bénéficiaires nets de l’UE avec une forte influence au sein de l’OTAN

Il est intéressant de voir sur une carte quels sont les flux financiers dans l’UE et qui sont les bénéficiaires. D’un côté, nous avons l’Allemagne, la France, l’Italie, ce sont les contributeurs nets et tous les pays d’Europe de l’Est sont les bénéficiaires nets. Et ce sont précisément ceux qui veulent avoir leur propre Europe. C’est une dynamique étrange. On voit que l’influence de ces bénéficiaires est énorme en Europe.

Je l’ai personnellement constaté au sein de l’OTAN. C’est une politique que les Américains veulent absolument soutenir. En d’autres termes, ces Etats ont plus de poids que l’Allemagne et la France, qui sont membres de l’OTAN depuis le début, mais qui étaient critiques envers l’Amérique et ne voulaient pas tout soutenir. C’est pourquoi les Américains favorisent ces Etats d’Europe de l’Est.

Des forces agressives et combatives

C’est la situation actuelle. Il y a effectivement une tendance qui, à mon avis, est dangereuse pour l’Europe. Il y a des forces agressives et combatives. Les Polonais et ces pays baltes ne sont pas seulement combatifs, ils détestent les Russes. Cela ne remonte pas au communisme. La haine est bien plus ancienne. Ce sont des pays très conservateurs, conservateurs dans le mauvais sens du terme.

Ce sont des pays qui admirent encore le Troisième Reich. Il y a des cérémonies, par exemple d’anciens vétérans. Si celles-ci sont vécues avec des opinions véritablement démocratiques et ouvertes, je n’ai rien contre; si les anciens combattants et soldats du Troisième Reich veulent conserver leurs souvenirs. Mais cela devient un problème si tout va dans une seule direction et n’est plus ouvert à d’autres perspectives. C’est ce qui se passe et cela conduit à une polarisation. C’est exactement ce que l’on voit actuellement, et je vois là un certain danger.

Quels sont les liens avec le Canada?

Il y a d’une part Christya Freeland, la vice-présidente du Canada. Son grand-père était un collaborateur des nazis. Des milliers d’Ukrainiens ont émigré au Canada en 1945/46 parce qu’ils ne pouvaient plus rester en Ukraine à cause de l’Union soviétique. Ils étaient membres de l’ancienne 1re division SS de Galicie. Ces gens sont morts entre-temps et ils ont reçu des statues au Canada en tant qu’anciens combattants. C’est en grande partie inconnu en Europe. Ce sont des monuments avec des croix gammées qui ont choqué et qui ont causé de gros problèmes.14 Christya Freeland s’est battue pour que ces statues puissent continuer à être érigées.

Des traces ailleurs aussi

Le grand-père d’Ursula von der Leyen était également un nazi et Victoria Nuland est également originaire d’Ukraine. L’arrière-grand-père d’Anthony Blinken était lui aussi Ukrainien. Je ne pense toutefois pas que ces personnes soient aujourd’hui des nazis. Mais l’irrationalité et l’émotion avec lesquelles le conflit ukrainien est mené semblent montrer que ces dirigeants ont été éduqués dans un esprit de haine et de vengeance. Certains ont cette attitude de rejet ou de revanche envers les Russes, d’autres envers les Soviétiques. C’est un mélange. Il y a une convergence contre la Russie. Il y a cette relation malsaine. J’appelle ça un peu la revanche des enfants ou des petits-enfants. Ces positions sont étranges.

Avec l’Irak, nous n’avons pas du tout ce problème. Nous n’avons pas de ministres originaires d’Irak. Mais avec l’Ukraine, nous avons cette constellation d’éléments qui ont une origine historique. Je ne dis pas que ce sont des éléments dominants, mais ils sont constamment présents en arrière-plan.

L’Ukraine n’est un pays indépendant que depuis 1991

Quand Poutine dit que l’Ukraine a été créée artificiellement par l’Union soviétique, c’est vrai. L’Ukraine n’est un pays indépendant que depuis 1991. Cela ne fait que 30 ans. Avant cela, elle n’existait pas. Aujourd’hui, la Pologne en veut une partie, la Bulgarie en veut une partie, même en Hongrie, les gens disent que des parties de l’Ukraine font partie de leur territoire. Il en va de même pour la Roumanie et la Moldavie. La Moldavie était une partie de la Roumanie. Tout cela est une création artificielle des Soviétiques, de Staline. C’est simplifier les choses que de dire que les Russes sont contre l’Ukraine. C’est beaucoup plus complexe. Ce sont précisément ces éléments qui ne sont pas seulement liés à l’Etat, mais aussi à la culture.

«I-N», l’«Idée de Nation» est l’insigne du régiment Azov. C’est l’emblème inversé de la 2e division blindée SS «Das Reich», qui a «libéré» Kharkov en 1943. Mais l’arrière-plan est l’idée d’une nation de race pure et l’«Idée de Nation» est l’idée de la supériorité de la race.

La nation doit être pure. C’est pourquoi il ne doit pas y avoir de Russes en Ukraine; ils ne font pas partie de la «nation ukrainienne». C’est la position des extrémistes de droite soutenus par nos médias et qui soutiennent Zelensky. C’est la logique de l’«Idée de Nation», c’est une question de pureté. La pureté est un élément qui revient régulièrement dans le discours nationaliste ukrainien.

En raison de cette idée raciste, les nouveaux maîtres de Kiev ont décidé en 2014 d’éradiquer la minorité russophone d’Ukraine. C’est pour cette raison que l’Ukraine a adopté le 1er juillet 2021 une loi accordant des droits différents aux Russes et aux Ukrainiens sur son territoire.15 C’est pourquoi nos médias n’ont pas parlé des victimes dans le Donbass ni des mesures prises contre les minorités ethniques. C’est ce qui a motivé l’intervention russe.

«Dédollarisation» des relations commerciales mondiales?

Changeons maintenant de sujet: quel est votre avis sur le débat actuel concernant une éventuelle «dédollarisation» importante des relations commerciales mondiales?

Je vois cela comme une tendance. C’est certainement une conséquence des sanctions adoptées contre la Russie qui font peur à de nombreux acteurs économiques, mais il faut être prudent.

Le dollar reste et restera encore pendant quelques années la principale monnaie pour les échanges commerciaux. Il constitue toutefois une menace pour l’économie américaine. Le problème est le suivant: si votre économie dépend du dollar, elle est vulnérable aux sanctions américaines. De nombreux pays non occidentaux dans le monde ont pris conscience de l’irrationalité de nos dirigeants politiques en Occident et tentent donc de réduire leur vulnérabilité face au dollar et à l’euro.

De nombreux pays n’ont plus confiance en l’Occident. La Suisse est également concernée. L’année dernière, environ 130 milliards ont été retirés du Crédit Suisse. Il s’agissait notamment de pays du Moyen-Orient.

Les sanctions suisses contre la Russie comme signal

Ils se sont dit que si la Suisse impose autant de sanctions et risque de confisquer également nos fonds, nous devons rapidement retirer notre argent. C’est la raison. Ils ont peur. Ils ne veulent pas avoir de dollars en réserve. Ils ont vu ce que les sanctions ont fait à une grande puissance, cela pourrait aussi leur arriver d’un jour à l’autre. Il en va de même pour l’Arabie saoudite. Biden a dit que l’Amérique voulait que l’Arabie saoudite devienne un Etat paria. D’où l’abandon du dollar.

L’Arabie saoudite et l’Iran sont en pourparlers

Ils ont remarqué que l’Occident agit uniquement en fonction de ses propres intérêts. Plus exactement, les Etats-Unis agissent en fonction de leurs intérêts et les Européens ne sont pas en mesure de résister et sont contraints de suivre le mouvement. C’est par exemple ce que l’on a vu avec l’Allemagne et le gazoduc Nord Stream 2.

Depuis l’année dernière, les Occidentaux discutent sur ce qu’il fallait faire avec les fonds russes gelés. Devons-nous garder l’argent pour financer la guerre en Ukraine, etc.? Cette situation a naturellement inquiété d’autres acteurs qui pourraient être l’objet de sanctions similaires, ceux qui avaient de l’argent dans nos banques ont retiré leur argent.

La Suisse est-elle maintenant en difficulté?

Non, il n’y a sans doute pas de raison de s’alarmer, mais nous n’avons pas amélioré notre situation. Pour moi, c’est déjà un affaiblissement de la position de la Suisse.

Quelle est la situation de l’Allemagne et de l’Occident en général?

L’Allemagne subit une conséquence supplémentaire en raison de sa situation énergétique. Je pense que l’Occident avait cru et espéré que la Russie s’effondrerait immédiatement après l’imposition de sanctions massives. C’est ce qu’avait déclaré Bruno Le Maire, ministre français de l’Economie. Et cela ne s’est pas produit. L’Occident a donc subi les effets indirects de ces sanctions.

Si l’on écoute ce que disait Oleksei Arestovitch en mars 2019 et que l’on lit la stratégie américaine de déstabilisation de la Russie écrite à cette même époque, il apparaît clairement que les Etats-Unis voulaient cette guerre. Les autres ont simplement suivi servilement et ont utilisé l’Ukraine non pour les intérêts de l’Ukraine elle-même, mais pour leurs propres intérêts.

L’idée était de provoquer l’effondrement de la Russie afin de créer les conditions d’un changement de pouvoir par une population mécontente. Cela ne s’est pas produit parce que nos éléments de décision n’étaient pas suffisamment actualisés. Le résultat a été que nous nous sommes séparés sans raison d’une source d’énergie bon marché. Je rappelle que l’Europe ne dépend pas de la Russie, mais de l’énergie. Les dirigeants européens n’ont fait que suivre la demande de Donald Trump, qui ne voulait pas que Nord Stream 2 soit achevé.

Situation de la Russie

La Russie fonctionne – et même très bien – parce que son économie était très bien préparée. Elle peut tout à fait survivre indépendamment de l’Occident. Après l’expérience de 2014, les Russes s’attendaient à ce que cela arrive un jour ou l’autre. C’est l’un des pays les moins endettés et maintenant ils ont encore moins de dettes. La Russie et la Chine sont des pays qui n’ont presque pas de dettes. Et qu’est-ce qui affaiblit un pays? La dette.

Peut-on parler de guerre entre l’OTAN et la Russie?

Cette affirmation est inexacte. L’OTAN en tant qu’organisation n’a pas une capacité de décision indépendante des Etats-Unis. Ce n’est donc pas l’OTAN qui pose problème, mais les Etats-Unis. Il s’agit manifestement d’une guerre en Ukraine entre les Etats-Unis et la Russie. Les autres (pays de l’OTAN, Suède, Finlande, etc.) ne sont que des «idiots utiles», comme dirait Lénine. Le problème est qu’aucun pays en Europe n’a fait une analyse correcte de cette guerre depuis 2014. Ils en paient et continueront à en payer le prix.

La Suisse sans capacité analytique indépendante

Cela est par exemple confirmé par le rapport de situation «La Sécurité de la Suisse 2022» publié par le Service de renseignement de la Confédération de juin 2022.16 L’évaluation de la guerre montre qu’ils n’ont rien compris du tout. Zéro. Leur analyse de la situation est simplement basée sur la propagande ukrainienne. Et ce sont de telles choses qui me font peur, car elles montrent que nous n’avons pas de capacité analytique indépendante.

On peut très bien soutenir l’Ukraine, ou la Russie ou d’autres pays, mais que nous ne soyons pas capables d’évaluer correctement le problème, je trouve cela très inquiétant. Cela montre comment on peut se précipiter dans un problème si on n’a rien compris. C’est comme un enfant.

Peut-on sauver la neutralité de la Suisse si l’évaluation de la neutralité se fait sur un terrain similaire?

La neutralité est un problème complexe.

Une politique étrangère est déterminée en fonction d’intérêts nationaux. C’est unilatéral. Mais la neutralité n’est pas unilatérale. C’est là que réside le problème. La neutralité fonctionne sur la base de la confiance. Elle doit être crédible. La neutralité n’est pas unilatérale, elle est multilatérale.

D’ailleurs, la neutralité suisse a été garantie et définie par les Grandes Puissances en 1815. C’est pourquoi cette neutralité est si robuste. Si d’autres pays ne reconnaissent pas que nous sommes neutres, nous ne pouvons rien faire. On ne peut pas exiger que, par exemple, l’Iran ait confiance en nous. Dès que la neutralité ou la confiance et surtout la crédibilité ne sont plus là, on ne peut pas les rétablir unilatéralement par une politique à court terme. Il faut du temps pour rétablir la confiance.

Surmonter ses propres préjugés

Pourquoi notre évaluation de la situation n’est-elle pas indépendante?

C’est comme pour le terrorisme. Lors de l’évaluation d’une situation, le plus difficile est de surmonter ses propres préjugés. C’est le plus gros problème que nous ayons. Nous ne pouvons pas nous défaire de nos préjugés. Aujourd’hui, ce sont les Russes qui sont de toute façon les méchants, à l’époque, c’étaient les Soviétiques. On parle de dictature. Or, quand je regarde ce qui se passe actuellement en France, on peut se demander ce que signifie vraiment le mot «dictature».

Cette crise est importante, car elle nous montre qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème entre l’Ukraine et la Russie, mais aussi de la faiblesse de notre société. Si la fermeture d’un compte Twitter est considérée comme normale chez nous – mais pas quand d’autres le font –, c’est que nous avons une compréhension très limitée de la démocratie.

Mais ce n’est pas nouveau. Je ne suis dans aucun parti, mais chez nous en Suisse, on voit bien que certains ne peuvent guère s’exprimer. La démocratie, c’est que chacun puisse parler, même s’il est contre la démocratie. Cela en fait partie. La démocratie c’est avant tout la capacité à avancer les meilleurs arguments.

Si l’on interdit à quelqu’un de parler, cela signifie que je n’ai pas assez d’arguments. Ce n’est plus la démocratie. Cette crise le montre clairement et c’est notre faiblesse.

Je vous rappelle cette citation que l’on attribue (probablement à tort) à Voltaire: «Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez le dire.»

Malheureusement, nous n’en sommes plus là. Nous sommes guidés par des dirigeants très jeunes, sans expérience de la vie, sans culture, si narcissistes que pour eux, la démocratie est de penser comme eux.

Monsieur Baud, un grand merci pour vos explications intéressantes et votre engagement.
* Jacques Baud a étudié la sécurité internationale et l’économie à Genève. Il est colonel d’état-major général de l’armée suisse et a travaillé pour le Service de renseignement stratégique suisse. Pendant plusieurs années, il a exercé différentes fonctions pour le compte de l’OTAN à Bruxelles et en Ukraine. Lors de missions de maintien de la paix de l’ONU, il a surtout travaillé dans des pays africains. Il est l’auteur de nombreux livres et articles sur les services de renseignement, la guerre asymétrique, le terrorisme et la désinformation. Ses analyses actuelles sur le conflit ukrainien, publiées dans des médias indépendants, sont très appréciées en Europe et au-delà.

(Bruxelles, le 18 avril 2023/DS+UC)

1 https://youtu.be/D8FDgJsrRt0?t=549

2 «Minsk deal was used to buy time – Ukraine’s Poroshenko», The Press United, 17 June 2022 (https://thepressunited.com/updates/minsk-deal-was-used-to-buy-time-ukraines-poroshenko)

3 https://www.zeit.de/2022/51/angela-merkel-russland-fluechtlingskrise-bundeskanzler

4 Theo Prouvost, «Hollande: ‹Il n’y aura de sortie du conflit que si la Russie échoue sur le terrain›», The Kyiv Independent, 28 décembre 2022 (https://kyivindependent.com/national/hollande-there-will-only-be-a-way-out-of-the-conflict-when-russia-fails-on-the-ground)

5 «Poutine est un dragon qui doit bouffer», Der Spiegel, 9 février 2023 (https://archive.is/Q5Eol#selection-4281.0-4323.21)

6 «Суровикин: российская группировка на Украине методично ‘перемалывает’ войска противника», TASS, 18 octobre 2022 (https://tass.ru/armiya-i-opk/16090805)

7 Eric Schmitt, Julian E. Barnes & Helene Cooper, «Commando Network Coordinates Flow of Weapons in Ukraine, Officials Say», The New York Times, 25 juin 2022 (https://www.nytimes.com/2022/06/25/us/politics/commandos-russia-ukraine.html)

8 Emil Avdaliani, «La Pologne et le succès de son projet ‹Intermarium›», moderndiplomacy.eu, 31 mars 2019

9 «Les présidents de l’Ukraine, de la Lituanie et de la Pologne ont signé la déclaration conjointe à l’issue du deuxième sommet du Triangle de Lublin à Lviv», site web du président ukrainien, 11 janvier 2023 (https://www.president.gov.ua/en/news/u-lvovi-prezidenti-ukrayini-litvi-ta-polshi-pidpisali-spilnu-80313)

10 https://www.pragerzeitung.cz/visegrad-will-eigene-kampfgruppe/

11 https://pravyysektor.info/programa-nacionalnogo-vyzvolennya-ta-derzhavotvorennya#6_3

12 https://www.researchgate.net/publication/322288931_Velika_geopolitika_Ake_misce_posade_Ukraina_na_evropejskij_karti_-_sist_variantiv

13 https://lb.ua/blog/vsevolod_shamanych/338336_intermarium_yak_platsdarm_novih.html

14 https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-89472.html

15 «Нардеп від ‘Слуги народу’ Семінський заявив про ‘позбавлення конституційних прав росіян, які проживають в Україні’», AP News, 2 juillet 2021 (https://apnews.com.ua/ua/news/nardep-vid-slugi-narodu-seminskii-zayaviv-pro-pozbavlennya-konstitutciinikh-prav-rosiyan-yaki-prozhivaiut-v-ukraini)

16 https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-89472.html

Indications sur le contenu

La stratégie des Etats-Unis est-elle dans l’impasse? Quelle est la conduite russe des opérations militaires? Quand aura lieu la contre-offensive ukrainienne? L’armement occidental fait-il vraiment la différence en Ukraine? Qui sont les gagnants de cette guerre? A quels bouleversements du monde sommes-nous en train d’assister depuis le 24 février 2022? Quelle est la réalité des pertes, côté ukrainien et côté russe? Pourquoi ne cherche-t-on pas une solution négociée? En quoi notre perception du conflit est-elle en train de desservir l’Ukraine?

Pour répondre à toutes ces questions et bien d’autres, Jacques Baud s’appuie sur les informations des services de renseignement occidentaux et les documents américains qui ont fuité en avril 2023. Après les best-sellers «Poutine, le maître du jeu?» et «Opération Z», dont le travail d’analyse a été salué dans le monde entier, l’auteur revient sur la guerre en Ukraine en analysant les faits et rien que les faits. Que l’on soit pour ou contre la position de l’Ukraine, on est condamné à revenir au terrain des opérations et à analyser ce qui s’y déroule. C’est à ce prix qu’un chemin vers la paix est possible, et non en nous fondant sur des illusions.
Version française: Max Milo 2023.
ISBN 978-2-31501-075-2. Versions allemande et anglaise en préparation

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