L'effondrement prévisible de la sécurité paneuropéenne

Combinaison de l'ignorance et de la malhonnêteté des élites politiques médiatiques occidentales

par le professeur Glenn Diesen,* Norvège

(2 février 2025) Le système international pendant la guerre froide était organisé dans des conditions de somme nulle extrême. Il y avait deux centres de pouvoir avec deux idéologies incompatibles, qui dépendaient de tensions persistantes entre deux alliances militaires rivales pour maintenir la discipline des blocs et la dépendance sécuritaire entre les alliés. En l'absence d'autres centres de pouvoir ou d'une voie médiane idéologique, toute perte pour l'un était un gain pour l'autre. Cependant, face à la possibilité d'une guerre nucléaire, il y avait aussi des incitations à réduire la rivalité et à dépasser la politique de bloc à somme nulle.

Glenn Diesen.
(Photo mad)

Les bases d'une architecture de sécurité paneuropéenne visant à réduire la concurrence en matière de sécurité ont été jetées avec les Accords d'Helsinki de 1975, qui ont établi des règles du jeu communes pour l'Ouest capitaliste et l'Est communiste en Europe. Le développement de la confiance qui s'en est suivi a inspiré la «nouvelle pensée» de Gorbatchev et sa vision gaulliste d'une Maison européenne commune pour unifier le continent.

Séance de clôture de la Conférence européenne de sécurité à Helsinki en
1975. Helmut Schmidt, Erich Honecker, Gerald Ford et Bruno Kreisky
signent le document final de la CSCE. Leonid Brejnev, signataire pour
ne figure pas sur la photo.

Dans son célèbre discours aux Nations Unies en décembre 1988, Gorbatchev a annoncé que l'Union soviétique réduirait ses forces armées de 500 000 soldats et retirerait 50 000 soldats soviétiques du territoire des alliés du Pacte de Varsovie. En novembre 1989, Moscou a laissé s’écrouler le mur de Berlin sans intervenir. En décembre 1989, Gorbatchev et Bush se sont rencontrés à Malte et ont déclaré la fin de la guerre froide.

En novembre 1990, la Charte de Paris pour une nouvelle Europe a été signée, un accord basé sur les principes de l'Acte final d'Helsinki. La Charte a jeté les bases d'une nouvelle sécurité paneuropéenne inclusive, reconnaissant le principe de «mettre fin à la division de l'Europe» et la recherche d'une sécurité indivisible (sécurité pour tous ou sécurité pour personne):

«En mettant fin à la division de l'Europe, nous aspirons à une nouvelle qualité dans nos relations de sécurité, tout en respectant pleinement la liberté de choix de chacun à cet égard. La sécurité est indivisible et la sécurité de chaque Etat participant est indissociable de celle de tous les autres.»

Une institution de sécurité paneuropéenne globale, basée sur les Accords d'Helsinki (1975) et la Charte de Paris pour une nouvelle Europe (1990), a finalement vu le jour en 1994 avec la création de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Le document de l'OSCE de Bucarest de décembre 1994 affirmait:

«Ils restent convaincus que la sécurité est indivisible et que la sécurité de chacun d'entre eux est indissociable de la sécurité de tous les autres. Ils ne renforceront pas leur sécurité au détriment de celle des autres Etats.»

L'élargissement de l'OTAN supprime la sécurité paneuropéenne

La sécurité en Europe est cependant entrée en conflit direct avec les ambitions américaines d'hégémonie mondiale. Comme Charles de Gaulle l'a constaté, l'OTAN était un instrument de la domination des Etats-Unis d’outre-Atlantique. Le maintien et l'élargissement de l'OTAN serviraient cet objectif, puisque les Etats-Unis pourraient maintenir la faiblesse de la Russie et que des tensions ravivées garantiraient que la dépendance de l'Europe en matière de la sécurité pourrait être transformée en obéissance économique et politique.

Pourquoi se lancer dans une compétition pour la sécurité alors qu'il existe un camp dominant? La décision d'élargir l'OTAN a annulé les accords de sécurité paneuropéens en redécoupant le continent et en abandonnant la sécurité indivisible, en étendant la sécurité de l'OTAN au détriment de la sécurité de la Russie.

Le secrétaire d’Etat à la défense William Perry a envisagé de démissionner de son poste pour protester contre l'élargissement de l'OTAN. Perry a également fait valoir que ses collègues de l'administration Clinton reconnaissaient que l'élargissement de l'OTAN réduirait à néant la paix avec la Russie après la guerre froide, mais que l'opinion dominante était que cela n'avait aucune importance puisque la Russie était désormais faible. George Kennan, l'architecte de la politique d'endiguement des Etats-Unis contre l'Union soviétique, a toutefois lancé un avertissement en 1997:

«Compte tenu de toutes les possibilités prometteuses qu'offrait la fin de la guerre froide, pourquoi les relations Est-Ouest devraient-elles se concentrer sur la question de savoir qui serait allié avec qui et, par conséquent, contre qui?»1

L'OTAN a toujours été décrite comme une «garantie d'assurance» qui s'occuperait de la Russie au cas où l'élargissement de l'OTAN entraînerait des conflits avec la Russie. La Secrétaire d’Etat des Etats-Unis Madeleine Albright a déclaré en avril 1997:

«Dans le cas improbable où la Russie n'évoluerait pas comme nous l'espérons, […] l'OTAN est là.»2

En 1997, Joe Biden, alors sénateur, a prédit que l'adhésion des Etats baltes à l'OTAN provoquerait une réaction «violente et hostile» de la Russie. Biden a toutefois argumenté que l'aliénation de la Russie n'avait pas d'importance puisqu'elle n'avait pas de partenaire alternatif. Biden s'est moqué des avertissements de Moscou selon lesquels la Russie serait obligée de se tourner vers la Chine en réaction à l'élargissement de l'OTAN, et a plaisanté sur le fait que la Russie pourrait alternativement conclure un partenariat avec l'Iran si le partenariat avec la Chine n'aboutissait pas.3

La Russie a continué à faire pression pour une Europe plus grande

Dès qu'il est apparu clairement que l'expansion de l'OTAN rendrait l'OSCE non pertinente, le président Eltsine et plus tard le président Poutine ont tenté d'explorer la possibilité d'une adhésion de la Russie à l'OTAN. Tous deux se sont heurtés au refus de l'Occident. Poutine a également tenté de faire de la Russie un partenaire fiable de l'Amérique dans la guerre mondiale contre le terrorisme, mais en contrepartie, les Etats-Unis ont poussé à un nouveau cycle d'élargissement de l'OTAN et à des «révolutions de couleur» le long des frontières russes.

En 2008, Moscou a proposé la mise en place d'une nouvelle architecture de sécurité paneuropéenne. Cette proposition a été rejetée par les pays occidentaux, car elle affaiblirait la prééminence de l'OTAN.4 En 2010, Moscou a proposé une zone de libre-échange entre l'UE et la Russie afin de permettre la création d'une Europe plus vaste, de Lisbonne à Vladivostok, qui offrirait des avantages économiques mutuels et atténuerait le jeu à somme nulle de l'architecture de sécurité européenne. Cependant, toutes les propositions en faveur d'un Accord de Helsinki II ont été ignorées ou critiquées comme étant un sinistre plan de division de l'Occident.

L'Ukraine est «la plus brillante des lignes rouges» pour la Russie et déclencherait probablement une guerre, selon l'actuel directeur de la CIA, William Burns.5 Néanmoins, l'OTAN a soutenu un coup d'Etat à Kiev en février 2014 afin d'attirer l'Ukraine dans sa sphère d'influence. Comme Burns l'avait prédit, une guerre pour l'Ukraine a commencé. Les Accords de Minsk auraient pu résoudre le conflit entre l'OTAN et la Russie, même si les pays de l'OTAN ont admis par la suite que l'accord n'avait pour but que de gagner du temps pour réarmer l'Ukraine.

La fin définitive de la guerre froide: les chefs d'Etat des Etats membres participants de l'ancienne CSCE au Sommet de Paris, Palais de l'Elysée, 19 novembre 1990.
(Photo: David Valdez, White House 
Photograph Office/Wikipedia)

L'effondrement de la sécurité paneuropéenne

Gorbatchev a conclu que l'expansionnisme de l'OTAN avait trahi les Accords d'Helsinki, la Charte de Paris pour une nouvelle Europe et l'OSCE en tant qu'accords pour la sécurité paneuropéenne:

L'élargissement de l'OTAN vers l'Est a détruit l'architecture de sécurité européenne telle qu'elle a été définie en 1975 dans l'Acte final d'Helsinki. L'élargissement à l'Est a constitué un virage à 180 degrés, un renversement de la décision de la Charte de Paris de 1990, prise conjointement par tous les Etats européens pour tourner définitivement la page de la guerre froide. Les propositions de la Russie, comme celle de l'ancien président Dmitri Medvedev, selon laquelle nous devrions nous asseoir ensemble pour travailler sur une nouvelle architecture de sécurité, ont été ignorées avec arrogance par l'Occident. Nous en voyons aujourd'hui les résultats.6

Poutine a approuvé l'analyse de Gorbatchev:

«Nous avons tout fait faux. [É] Dès le début, nous n'avons pas réussi à surmonter la division de l'Europe. Il y a 25 ans, le mur de Berlin est tombé, mais des murs invisibles ont été déplacés vers l'est de l'Europe. Cela a conduit à des malentendus et à des accusations réciproques. Ils sont à l'origine de toutes les crises depuis.»7

George Kennan a prédit en 1998 que si l'expansionnisme de l'OTAN provoquait un conflit à un moment donné, l'OTAN serait célébrée pour sa défense contre une Russie agressive:

«Je pense que c'est le début d'une nouvelle guerre froide. […] Il n'y avait absolument aucune raison pour cela. Personne n'a menacé qui que ce soit. Cet élargissement ferait se retourner dans leur tombe les pères fondateurs de ce pays. […] Bien sûr, il y aura une sérieuse réaction de la Russie, et alors [les partisans de l'expansion de l'OTAN] diront que nous avons toujours dit que les Russes étaient comme ça – mais c'est tout simplement faux.»8

En Occident, il était presque impossible de mettre en garde contre l'effondrement prévisible de la sécurité européenne. La seule représentation acceptable était que l'élargissement de l'OTAN n'était qu'une «intégration européenne», puisque les pays situés dans le voisinage commun entre l'OTAN et la Russie seraient contraints de se détacher du plus grand Etat d'Europe. Il était évident qu'une nouvelle division du continent rétablirait la logique de la guerre froide, et il était tout aussi évident qu'une Europe divisée serait moins prospère, moins sûre, moins stable et moins pertinente dans le monde.

Pourtant, l'argument de ne pas diviser le continent est systématiquement diabolisé comme un parti pris en faveur de la Russie dans une Europe divisée. Tout écart par rapport au récit de l'OTAN a un coût social élevé, car les dissidents sont calomniés, censurés et éliminés. La combinaison de l'ignorance et de la malhonnêteté des élites politiques médiatiques occidentales a ainsi empêché toute orientation

* Glenn Diesen (né en 1979) est un politologue norvégien et professeur titulaire de sciences politiques à l'Université de Norvège du Sud-Est. Dans sa thèse de doctorat, il a étudié les institutions intergouvernementales visant à garantir la sécurité collective et les problèmes de politique de sécurité, en particulier les relations de l'UE et de l'OTAN avec la Russie après l'effondrement de l'Union soviétique. Sa dernière publication est «The Ukraine War & the Eurasian World Order», parue en 2024 chez Clarity Press.

Source: https://glenndiesen.substack.com/p/the-predictable-collapse-of-pan-european, 15 janvier 2025

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 G.F., Kennan, «A Fateful Error», The New York Times, 5 février 1997.

2 T.G. Carpenter et B. Conry, «NATO Enlargement: Illusions and Reality». Cato Institute, 1998, p. 205.

3 G. Kaonga, «Video of Joe Biden Warning of Russian Hostility if NATO Expands Resurfaces», Newsweek, 8 mars 2022.

4 G. Diesen et S. Wood, «Russia's proposal for a new security system: confirming diverse perspectives», Australian Journal of International Affairs, vol. 66, n° 4, 2012, p. 450–467.

5 W.J. Burns, «The Back Channel: A Memoir of American Diplomacy and the Case for Its Renewal», New York, Random House, 2019, p. 233.

6 M. Schepp et B. Sandberg, «Gorbatschow-Interview: <Ich bin wirklich und zutiefst besorgt> », Spiegel, 16. Januar 2015.

7 N. Bertrand, «PUTIN: The deterioration of Russia's relationship with the West is the result of many <mistakes>», Business Insider, 11. Januar 2016.

8 T.L. Friedman, «Foreign Affairs; Now a Word From X.», The New York Times, 2. Mai 1998.

Retour