Les vétérans des services de renseignement américains au sujet de l'Ukraine

L’invention des armes nucléaires ne peut pas être révoquée

par «Veteran Intelligence Professionals for Sanity»*, Etats-Unis

MEMORANDUM POUR: Le Président [des Etats-Unis d'Amérique]

DE: Veteran Intelligence Professionals for Sanity (VIPS)

OBJET: L’invention des armes nucléaires ne peut pas être révoquée, donc…

PRIORITE: Immediate

REF: Notre mémo du 20/12/20, «Ne vous laissez pas berner par la Russie»

Publié le 1er mai 2022

Monsieur le Président,

Les médias grand public ont fait mariner les esprits de la plupart des Américains dans une potion perfide d'informations trompeuses sur l'Ukraine – et sur les enjeux extrêmement élevés de la guerre. Au cas où vous ne recevriez pas le genre d'informations «non traitées» que le président Truman espérait obtenir en restructurant les services de renseignement, nous vous proposons ci-dessous une fiche d'information en 12 points. Certains d'entre nous étaient analystes du renseignement pendant la crise des missiles de Cuba et voient un parallèle direct en Ukraine. Quant à la crédibilité de notre organisation VIPS, notre bilan depuis janvier 2003 – que ce soit sur l'Irak, l'Afghanistan, la Syrie ou la Russie – parle de lui-même.

  1. La possibilité croissante que des armes nucléaires soient utilisées, alors que les hostilités en Ukraine continuent de s'intensifier, mérite toute votre attention.
  2. Pendant près de 77 ans, la conscience commune de l'effroyable pouvoir destructeur des armes atomiques/nucléaires a créé un équilibre de terreur (ironiquement «stabilisateur») appelé dissuasion. Les pays dotés d'armes nucléaires ont généralement évité de menacer de les utiliser contre d'autres pays également dotés d’armes nucléaires.
  3. Les récents rappels de Poutine sur la capacité de la Russie en matière d'armes nucléaires peuvent facilement entrer dans la catégorie de la dissuasion. Ils peuvent également être interprétés comme un avertissement indiquant qu'il est prêt à les utiliser in extremis.
  4. In extremis? Oui. Poutine considère l'ingérence occidentale en Ukraine, en particulier depuis le coup d'Etat de février 2014, comme une menace existentielle. A notre avis, il est déterminé à débarrasser la Russie de cette menace, et la victoire en Ukraine est désormais un impératif pour Poutine. Nous ne pouvons pas exclure la possibilité que, acculé au mur, il autorise une frappe nucléaire limitée avec des missiles modernes qui volent plusieurs fois la vitesse du son.
  5. Une menace existentielle? Moscou voit dans l'engagement militaire américain en Ukraine précisément le même type de menace stratégique que le président Kennedy voyait dans la tentative de Khrouchtchev d'installer des missiles nucléaires à Cuba en violation de la doctrine Monroe. Poutine se plaint que les sites de missiles «ABM» américains en Roumanie et en Pologne peuvent être modifiés, en insérant simplement un disque compact différent, pour lancer des missiles contre les forces ICBM de la Russie.
  6. Quant à l'installation de sites de missiles en Ukraine, selon le compte rendu du Kremlin de votre conversation téléphonique du 30 décembre 2021, vous avez dit au président Poutine que les Etats-Unis «n'avaient aucune intention de déployer des armes de frappe offensive en Ukraine». Pour autant que nous le sachions, il n'y a eu aucune objection à l'exactitude de ce compte rendu russe. Néanmoins, l'assurance que vous auriez donnée à Poutine s'est volatilisée – et contribue, nous l'imaginons bien, à la méfiance croissante de la Russie.
  7. La Russie ne peut plus douter que les Etats-Unis et l'OTAN visent à affaiblir la Russie (et à l'éliminer, si possible) – et que l'Occident pense également pouvoir y parvenir en déversant des armes en Ukraine et en incitant les Ukrainiens à continuer à se battre. Nous pensons que ces objectifs sont délirants.
  8. Si le secrétaire à la Défense Lloyd Austin croit que l'Ukraine peut «gagner» contre les forces russes, il se trompe. Vous vous rappellerez que de nombreux prédécesseurs d'Austin – McNamara, Rumsfeld, Gates, par exemple – n'ont cessé d'assurer aux présidents précédents que des régimes corrompus pouvaient «gagner» – contre des ennemis bien moins redoutables que la Russie.
  9. L'idée que la Russie est «isolée» sur le plan international semble également illusoire. On peut compter sur la Chine pour faire ce qu'elle peut afin d'empêcher Poutine de «perdre» en Ukraine – avant tout parce que Pékin a été désigné comme le «prochain sur la liste». Le président Xi Jin-Ping a certainement été informé de la «stratégie de défense nationale 2022» du Pentagone, qui désigne la Chine comme la «menace no 1». L'entente entre la Russie et la Chine marque un changement tectonique dans la corrélation mondiale des forces. Il n'est pas possible d'en exagérer l'importance.
  10. Les sympathisants nazis en Ukraine n'échapperont pas au 9 mai, date à laquelle la Russie célébrera le 77e anniversaire de la victoire des Alliés sur l'Allemagne nazie. Chaque Russe sait que plus de 26 millions de Soviétiques sont morts pendant cette guerre (y compris le frère aîné de Poutine, Viktor, lors du blocus impitoyable de Leningrad qui dura pendant 872 jours). La dénazification de l'Ukraine est l'un des principaux facteurs expliquant le taux d'approbation de Poutine, qui dépasse les 80%.
  11. Le conflit ukrainien peut être appelé «la mère de tous les coûts d'opportunité». Dans l'«évaluation de la menace» de l'année dernière, la directrice des services de renseignement nationaux, Avril Haines, a identifié le changement climatique comme un défi majeur pour la sécurité nationale et la «sécurité humaine» qui ne peut être relevé que par des nations travaillant ensemble. La guerre en Ukraine détourne déjà l'attention de cette menace imminente pour les générations futures.
  12. Nous relevons que nous avons envoyé notre premier Mémorandum de ce genre au Président George W. Bush le 5 février 2003, critiquant le discours de Colin Powell tenu à l'ONU plus tôt ce jour-là, un discours rempli de renseignements non confirmés. Nous avons envoyé deux mémos de suivi en mars 2003 pour avertir le président que les renseignements étaient «trafiqués» pour justifier la guerre, mais ils ont été ignorés. Nous terminons ce mémo par le même appel que nous avons lancé, en vain, à George W. Bush: «Vous seriez bien servi si vous élargissiez la discussion au-delà du cercle de ces conseillers clairement déterminés à mener une guerre pour laquelle nous ne voyons aucune raison impérieuse et dont nous pensons que les conséquences involontaires risquent d'être catastrophiques.»

Enfin, nous répétons l'offre que nous vous avons faite en décembre 2020 (dans le mémorandum VIPS référencé ci-dessus): Nous sommes prêts à vous soutenir avec une analyse objective, qui dit ce qu'il en est réellement. Nous suggérons que vous pourriez bénéficier d'un apport «extérieur» de la part d'agents de renseignement vétérans ayant plusieurs décennies d'expérience de «l'intérieur».

Pour le groupe de pilotage: Veteran Intelligence Professionals for Sanity

Fulton Armstrong, ancien responsable national du renseignement pour l'Amérique latine et ancien directeur du Conseil national de sécurité pour les affaires interaméricaines (à la retraite)

William Binney, directeur technique de la NSA pour l'analyse géopolitique et militaire mondiale ; cofondateur du Signals Intelligence Automation Research Center de la NSA (retraité).

Richard H. Black, ancien sénateur de Virginie, colonel de l'armée américaine (retraité), ancien chef de la division du droit pénal, bureau du juge-avocat général, Pentagone (VIP associés).

Graham E. Fuller, vice-président du National Intelligence Council (retraité)

Philip Giraldi, CIA, officier des opérations (retraité)

Matthew Hoh, ancien capitaine, USMC, Irak et officier du service extérieur, Afghanistan (VIP associés)

Larry Johnson, ancien officier de renseignement de la CIA et ancien fonctionnaire du département d'Etat chargé de la lutte contre le terrorisme (retraité)

Michael S. Kearns, capitaine de l'Agence de renseignement de l'USAF (retraité), ancien maître instructeur SERE

John Kiriakou, ancien agent de la CIA chargé de la lutte contre le terrorisme et ancien enquêteur principal de la commission des affaires étrangères du Sénat.

Edward Loomis, informaticien en cryptologie, ancien directeur technique de la NSA (à la retraite)

Ray McGovern, ancien officier d'infanterie et de renseignement de l'armée américaine et analyste de la CIA; conseiller présidentiel de la CIA (retraité).

Elizabeth Murray, ancienne responsable adjointe du renseignement national pour le Proche-Orient, National Intelligence Council et analyste politique de la CIA (retraitée).

Pedro Israel Orta, ancien officier de la CIA et de la Communauté du renseignement (Inspecteur général)

Todd Pierce, MAJ, Juge-avocat de l'armée américaine (retraité)

Theodore Postol, professeur émérite, MIT (physique). Ancien conseiller scientifique et politique pour la technologie des armes auprès du chef des opérations navales (VIPS associé).

Scott Ritter, ancien MAJ., USMC, ancien inspecteur des armes de l'ONU, Irak

Coleen Rowley, agent spécial du FBI et ancienne conseillère juridique de la division de Minneapolis (à la retraite)

Kirk Wiebe, ancien analyste principal, SIGINT Automation Research Center, NSA (retraité)

Sarah G. Wilton, CDR, USNR, (retraité)/DIA, (retraité)

Robert Wing, ancien agent du service extérieur (associé VIPS)

Ann Wright, colonel de l'armée américaine (à la retraite) ; agent du service extérieur (a démissionné pour s'opposer à la guerre en Irak).

* L'organisation Veteran Intelligence Professionals for Sanity (VIPS) est composée d'anciens agents de renseignement, de diplomates, d'officiers militaires et de membres du personnel du Congrès. L'organisation, fondée en 2002, a été parmi les premières à critiquer les justifications données par Washington pour lancer une guerre contre l'Irak. VIPS préconise une politique étrangère et de sécurité nationale américaine fondée sur de véritables intérêts nationaux plutôt que sur des menaces inventées et promues pour des raisons essentiellement politiques. Une archive des mémorandums de VIPS est disponible sur https://consortiumnews.com/vips-memos/

Source: https://www.antiwar.com/blog/2022/05/01/intel-vets-nuclear-weapons-cannot-be-un-invented/

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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