La «phase Biden» de la guerre en Ukraine est imminente

M. K. Bhadrakumar (Photo mad)

par M. K. Bhadrakumar,* Inde

(4 octobre 2023) (Réd.) Le célèbre historien militaire américain, penseur stratégique et vétéran de guerre, le colonel à la retraite Douglas MacGregor (qui a servi de conseiller au Pentagone pendant l'administration Trump), prédit qu'une nouvelle «phase Biden de la guerre» est imminente. [Voir le lien vidéo à la fin du texte dans la note de bas de page 6.]

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La guerre terrestre en Ukraine est arrivée à son terme, une nouvelle phase commence. Même les partisans inconditionnels de l’Ukraine dans les médias occidentaux et les groupes de réflexion admettent qu’une victoire militaire sur la Russie est impossible et qu’une libération du territoire sous contrôle russe est bien au-delà des capacités de Kiev.

D’où l’ingéniosité de l’administration Biden qui a exploré un plan B en conseillant à Kiev d’être réaliste quant à la perte de territoires et de rechercher pragmatiquement le dialogue avec Moscou. Tel est le message amer que le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a récemment transmis en personne à Kiev.

Le 13 septembre 2023, des missiles de croisière à longue portée fournis par le
Royaume-Uni et la France frappent la flotte russe de la mer Noire dans son
port d'attache de Sébastopol. (Photo mad)

Mais la réaction caustique du président Zelensky dans une interview1 accordée au magazine «The Economist» est révélatrice. Il a répliqué que les dirigeants occidentaux continuaient à tenir de beaux discours, s’engageant à soutenir l’Ukraine «aussi longtemps qu’il le faudra» (le mantra de Biden), mais lui, Zelensky, a détecté un changement d’humeur chez certains de ses partenaires: «J’ai cette intuition, je lis, j’entends et je vois dans leurs yeux [lorsqu’ils disent] «nous serons toujours avec vous». Mais je vois qu’il ou elle n’est pas là, pas véritablement avec nous». Il est certain que Zelensky lit bien le langage corporel, car en l’absence d’un succès militaire écrasant à brève échéance, le soutien de l’Occident à l’Ukraine est limité dans le temps.

Zelensky sait qu’il sera difficile de maintenir le soutien occidental. Il espère cependant que l’Union européenne, à défaut des Américains, continuera au moins à fournir de l’aide et qu’elle ouvrira des négociations sur le processus d’adhésion de l’Ukraine, peut-être même lors de son sommet de décembre.

Mais il a aussi ouvertement menacé l'Europe d'une menace terroriste et a averti que ce ne serait pas une «bonne chose» pour l’Europe si elle devait «pousser ce peuple [d’Ukraine] dans ses derniers retranchements». Jusqu’à présent, ces menaces inquiétantes ont été atténuées, émanant d’activistes de bas rang de la frange fasciste de Bandera.

Mais l’Europe a aussi ses limites. Les stocks d’armes occidentaux sont épuisés et l’Ukraine est un puits sans fond. Plus important encore, il n’est pas certain que la poursuite des livraisons fasse la moindre différence dans une guerre par procuration qui ne peut être gagnée. En outre, les économies européennes sont dans le marasme, la récession en Allemagne pourrait se transformer en dépression, avec les conséquences profondes de la «désindustrialisation».

En d’autres termes, la visite de Zelensky à la Maison Blanche dans les prochains jours sera déterminante. L’administration Biden est d’humeur sombre, estimant que cette guerre par procuration entrave la mise en œuvre d’une stratégie indopacifique à part entière contre la Chine. Pourtant, lors d’une apparition dans l’émission «This Week» sur ABC, Blinken a explicitement déclaré2 pour la première fois que les Etats-Unis ne s’opposeraient pas à ce que l’Ukraine utilise des missiles à plus longue portée fournis par les Etats-Unis pour attaquer en profondeur le territoire russe, une initiative que Moscou a précédemment qualifiée de «ligne rouge», ce qui ferait de Washington une partie directe du conflit.

Le célèbre historien militaire américain, penseur stratégique et vétéran de guerre, le colonel (retraité) Douglas MacGregor (qui a servi de conseiller au Pentagone pendant l’administration Trump), est prémonitoire lorsqu’il dit qu’une nouvelle «phase Biden de la guerre» est imminente. En d’autres termes, les forces terrestres étant épuisées, l’accent sera désormais mis sur les armes de frappe à longue portée telles que le Storm Shadow, le Taurus, les missiles à longue portée ATACMS, etc.

Les Etats-Unis envisagent d’envoyer des missiles à longue portée ATACMS, que l’Ukraine réclame depuis longtemps et qui ont la capacité de frapper profondément à l’intérieur du territoire russe. L’aspect le plus provocateur est que l’OTAN utilisera des plateformes de reconnaissance avec ou sans pilote dans ces opérations, faisant ainsi des Etats-Unis un co-belligérant virtuel.

La Russie a fait preuve de retenue en s’attaquant à la source de ces capacités ennemies, mais personne ne sait combien de temps cette retenue durera. En réponse à une question sur la façon dont Washington verrait les attaques sur le territoire russe avec des armes et des technologies américaines, Blinken a affirmé que le nombre croissant d’attaques de drones ukrainiens sur le territoire russe concernait «la manière dont ils [les Ukrainiens] défendent leur territoire et dont ils travaillent à reconquérir ce qui leur a été arraché. Notre rôle [américain] et celui de dizaines d’autres pays à travers le monde qui les soutiennent est de les aider à le faire».

La Russie n’acceptera pas une escalade aussi effrontée, d’autant plus que ces systèmes d’armes avancés utilisés pour attaquer la Russie sont en fait pilotés par du personnel de l’OTAN – des contractants, d’anciens militaires entraînés ou même des officiers en service. Le président Poutine a déclaré aux médias3 vendredi [15 septembre] que «nous avons détecté des mercenaires et des instructeurs étrangers à la fois sur le champ de bataille et dans les unités où se déroule l’entraînement. Je pense qu’hier ou avant-hier, quelqu’un a encore été capturé».

Le calcul des Etats-Unis est qu’à un moment donné, la Russie sera contrainte de négocier et qu’il s’ensuivra un conflit gelé dans lequel les alliés de l’OTAN conserveront la possibilité de poursuivre le renforcement militaire de l’Ukraine et le processus menant à son adhésion à l’Alliance atlantique, ce qui permettra à l’administration Biden de se concentrer sur l’Indopacifique.

Cependant, la Russie ne se contentera pas d’un «conflit gelé» qui est loin d’atteindre les objectifs de démilitarisation et de dénazification de l’Ukraine qui sont les objectifs clés de son opération militaire spéciale.

Face à cette nouvelle phase de la guerre par procuration, la forme que prendront les représailles russes reste à déterminer. Il pourrait y avoir de multiples façons sans que la Russie n’attaque directement les territoires de l’OTAN ou n’utilise d’armes nucléaires (à moins que les Etats-Unis n’organisent une attaque nucléaire – dont les chances sont nulles à l’heure actuelle).

D’ores et déjà, il est possible d’envisager la reprise potentielle de la coopération militaro-technique entre la Russie et la République populaire démocratique de Corée (RPDC) (y compris, éventuellement, la technologie des missiles balistiques intercontinentaux) comme une conséquence naturelle de la politique agressive des Etats-Unis à l’égard de la Russie et de leur soutien à l’Ukraine, tout autant que de la situation internationale actuelle. Le fait est qu’aujourd’hui, il s’agit de la RPDC; demain, ce pourrait être l’Iran, Cuba ou le Venezuela – ce que le colonel MacGregor appelle «l’escalade horizontale» par Moscou. La situation en Ukraine est désormais liée aux problèmes de la péninsule coréenne et de Taïwan.

Le ministre de la défense, Sergey Shoigu, a déclaré mercredi à la télévision d’Etat4 que la Russie n’avait «pas d’autre choix» que de remporter une victoire dans son opération militaire spéciale et qu’elle continuerait à progresser dans sa mission clé consistant à faucher les équipements et le personnel de l’ennemi. Cela laisse supposer que la guerre d’usure va encore s’intensifier, tandis que la stratégie globale pourrait s’orienter vers une victoire militaire totale.

L’armée ukrainienne manque cruellement de main-d’œuvre. Rien qu’au cours de la «contre-offensive» de 15 semaines, plus de 71 000 soldats ukrainiens ont été tués. Il est question que Kiev cherche à rapatrier ses ressortissants en âge de servir dans l’armée parmi les réfugiés en Europe. D’autre part, dans l’attente d’un conflit prolongé, la mobilisation en Russie se poursuit.

Poutine a révélé5 vendredi que 300 000 personnes se sont portées volontaires et ont signé des contrats pour rejoindre les forces armées et que de nouvelles unités sont en cours de formation, équipées de types d’armes et d’équipements avancés, «et certaines d’entre elles sont déjà équipées à 85–90%».

Il est fort probable qu’une fois que la «contre-offensive» ukrainienne se sera soldée par un échec massif dans quelques semaines, les forces russes lanceront une offensive de grande envergure. Il est même envisageable que les forces russes traversent le Dniepr et prennent le contrôle d’Odessa et du littoral menant à la frontière roumaine, d’où l’OTAN a lancé des attaques contre la Crimée. N’oublions pas que pour l’axe anglo-américain, l’encerclement de la Russie dans la mer Noire est toujours resté une priorité absolue.

Regardez l’excellente interview6 du colonel Douglas MacGregor par le professeur Glenn Diesen de l'Université du Nord-Est en Norvège.

* M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline».

Source: https://www.indianpunchline.com/bidens-phase-of-ukraine-war-is-beginning/, 17 septembre 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.economist.com/europe/2023/09/10/donald-trump-will-never-support-putin-says-volodymyr-zelensky

2 https://www.state.gov/secretary-antony-j-blinken-with-
jonathan-karl-of-abc-this-week-2/

3 http://en.kremlin.ru/events/president/news/72277

4 https://tass.com/politics/1674313

5 http://en.kremlin.ru/events/president/news/72277

6 https://www.youtube.com/watch?v=3KIqR3ORYLE

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