Le retrait de la Russie de Kherson est tactique

M. K. Bhadrakumar (Photo mad)

par M. K. Bhadrakumar,* Inde

(29 novembre 2022) Le général Mark Milley, président des chefs d'état-major interarmées des Etats-Unis, a estimé qu'il faudrait plusieurs semaines à Moscou pour achever l'évacuation des quelque 30 000 soldats russes déployés dans la ville de Kherson, dans le sud de l'Ukraine. Mais les Russes ont annoncé que l'évacuation a été menée à bien en deux jours – les soldats et plus de 5000 pièces d'équipement lourd.

De toute évidence, l'exécution de l'ordre d'évacuation a fait l'objet d'une longue préparation. Le commandement militaire russe a commencé à travailler sur l'évacuation des semaines avant l'annonce effective en début de semaine.

Rétrospectivement, l'interview extraordinaire du général Sergei Surovikin du 18 octobre, huit jours seulement après avoir été nommé premier commandant en chef du territoire opérationnel ukrainien, a probablement été chorégraphiée pour sensibiliser l'opinion publique à la criticité de la situation militaire dans la région de Kherson.

Dans ce contexte, les extraits suivants de l'interview sont pertinents:

«Une situation difficile s'est créée. L'ennemi bombarde délibérément les infrastructures et les bâtiments résidentiels de Kherson. Le pont Antonivka et le barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka ont été endommagés par des missiles HIMARS, la circulation y a été interrompue.

En conséquence, l'approvisionnement en nourriture dans la ville est difficile, il y a certains problèmes avec l'approvisionnement en eau et en électricité. Tout cela complique grandement la vie des citoyens, mais constitue également une menace directe pour leur vie.

La direction de l'OTAN, dirigeant les forces armées ukrainiennes, exige depuis longtemps du régime de Kiev des opérations offensives contre Kherson, quelles que soient les pertes – tant parmi les forces armées elles-mêmes que parmi la population civile.

Nous disposons de données sur la possibilité que le régime de Kiev utilise des méthodes de guerre interdites dans la région de la ville de Kherson, sur la préparation par Kiev d'une attaque massive de missiles sur le barrage hydroélectrique de Kakhovka, la conduite d'attaques massives de missiles et d'artillerie sur la ville sans égard pour les civils.

Ces actions peuvent conduire à la destruction de l'infrastructure d'un grand centre industriel et à des pertes humaines.

Dans ces circonstances, notre priorité absolue est de préserver la vie et la santé des citoyens. Par conséquent, l'armée russe assurera d'abord le départ en toute sécurité de la population, déjà annoncé, conformément au programme de relocalisation préparé par le gouvernement russe.

Nos plans et les actions ultérieurs concernant la ville de Kherson elle-même dépendront de la situation militaro-tactique du moment. Je le répète, elle est déjà très difficile aujourd'hui.

En tout cas, comme je l'ai dit, nous partons de la nécessité de protéger autant que possible la vie des civils et de nos militaires.

Nous agirons consciemment et en temps utile, sans exclure les décisions difficiles.» [C'est nous qui soulignons].

Pont Antonivka sur le fleuve Dniepr, Kherson. (Photo Yevhenii Ihnatiev, wikipedia)

Trois choses peuvent être dites. Premièrement, le repli de Kherson a été décidé pour des raisons opérationnelles. Sa vocation est d'empêcher toute tentative des forces ukrainiennes et des mercenaires étrangers de perturber les travaux en cours visant à intégrer des militaires formés en grand nombre (près de 400 000 hommes au total, volontaires compris) pour renforcer les déploiements en Ukraine.

Deuxièmement, le Kremlin a été particulièrement attentif à amortir en douceur la décision amère d'évacuer la ville de Kherson, ancrée dans la psyché russe comme faisant partie de l'héritage historique de Catherine la Grande. Il est intéressant de noter que les reliques historiques de la Russie impériale dans la ville de Kherson ont été soigneusement empaquetées et emportées pour être stockées en toute sécurité.

L'opinion publique russe a largement accepté la décision du commandement militaire, y compris les «partisans de la ligne dure» de l'establishment, tels que le leader tchétchène Ramzan Kadyrov et le groupe Wagner de contractants militaires russes. Ce n'était pas le cas lors du retrait à Kharkov en septembre.

Troisièmement, et c'est le plus important, l'intention est de prévenir toute menace pour la Crimée en termes de sécurité, de communication, d’alimentation en eau, etc. Les forces russes en retraite ont détruit deux grands segments du pont d'Antonivka, qui relie la ville de Kherson à la rive orientale du Dniepr. Le Dniepr devient de facto la «zone tampon» de la région de Kherson, avec 60% du territoire de l'oblast sous contrôle russe.

Il s'agit avant tout d'un retrait tactique. Le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, a affirmé que Kherson faisait toujours partie de la Russie. Cela implique une obligation de récupérer la ville de Kherson, alors que les opérations militaires spéciales se poursuivent.

Deuxièmement, le commandement militaire russe n'envisage pas d'opération en direction d’Odessa dans un avenir proche. La priorité sera d'achever l'opération visant à établir le contrôle total de la région du Donbass (qui était l'objectif initial de l'opération spéciale) ainsi que de la région de Zaporojié (qui est importante pour la sécurité du pont terrestre reliant la Crimée à l'arrière-pays russe). Des combats intenses se poursuivent à Donetsk.

Troisièmement, il est évident qu'il existe des signes naissants d'une évolution de la pensée de l'administration Biden en faveur du dialogue et des négociations. Leur authenticité reste cependant incertaine. (Voir mes blogs «Pas de fin en vue pour la guerre en Ukraine» du 10 novembre et «Biden acquiesce à un compromis en Ukraine» du 11 novembre).

Selon le CNN et le New York Times, l'administration Biden est une maison divisée. Les signes indiquent que le Pentagone fait pression en faveur de négociations. Selon CNN, le général Milley, président des chefs d'état-major interarmées, estime que le moment est venu de trouver une solution diplomatique alors que les combats se dirigent vers une accalmie hivernale, tandis que le secrétaire d'Etat Antony Blinken et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, tous deux d'ardents néoconservateurs, restent sceptiques.

Les Russes gardent largement leurs pensées pour eux, mais certains signaux sont également émis. L'ambassadeur russe à Washington, Anatoly Antonov, a déclaré dans un entretien avec Izvestia, publié vendredi: «Je pense qu'il est naïf de supposer, sur la base des seuls rapports des médias, qu'un changement est en cours dans les approches de réorientation des relations russo-américaines. Nos relations sont confrontées à une crise profonde, et il n'y a pas encore de lumière au bout du tunnel.»

Le vice-ministre des Affaires étrangères, Sergey Ryabkov, a déclaré vendredi qu'aucune réunion n'était prévue au niveau des ministres des Affaires étrangères entre la Russie et les Etats-Unis en marge du G20 à Bali. M. Peskov a déclaré hier que «le conflit en Ukraine peut prendre fin après avoir atteint ses objectifs (ceux de l'opération militaire spéciale) ou en atteignant ces mêmes objectifs par des négociations pacifiques, ce qui est également possible. Kiev ne veut pas de négociations. L'opération militaire spéciale continue.»

Aux yeux des Russes, la question est de savoir dans quelle mesure l'administration Biden est prête à faire pression sur Kiev. Ryabkov a abordé cet aspect crucial dans ses commentaires d'hier: «Je peux réaffirmer que nous sommes ouverts au dialogue sans aucune condition préalable. Et nous sommes prêts depuis un certain temps. Suite aux instructions de ses mécènes occidentaux, Kiev a rompu le dialogue qui, en général, progressait, et un certain document était en préparation. Maintenant, cela appartient au passé. Et la suite ne dépend plus de nous.»

«Je peux tout à fait exprimer mon avis ici, que si Kiev reçoit un ordre de certaines capitales, il y aurait peut-être une meilleure chance pour ce dialogue. Mais là encore, nous n'avons pas d'obstacles et il ne devrait pas y avoir de conditions préalables au dialogue.»

La grande question est de savoir si l'offensive russe, qui devrait commencer en novembre ou décembre, aura lieu ou non. Comme l'a conclu une analyse de CNN, «le succès à Kherson pourrait également donner un peu de répit aux unités ukrainiennes épuisées ... Mais la Russie dispose de suffisamment d'armes et de dizaines de milliers de troupes nouvellement mobilisées à envoyer au combat, et sa campagne contre les infrastructures ukrainiennes a laissé l'approvisionnement en électricité et en eau suspendu à un fil dans de nombreuses régions. L'Ukraine reçoit lentement des défenses aériennes avancées de la part des donateurs occidentaux, mais elle a une énorme zone à défendre.»

* M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline».

Source: https://www.indianpunchline.com/russias-kherson-withdrawal-is-tactical, 12 novembre 2022

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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