Le virus le plus mortel 
n'est pas la covid-19. C'est la guerre.


Mémorial des services armés. (Geograph/David Dixon)

«La covid a fourni une couverture à cette pandémie propagandiste.»

par John Pilger*

(30 janvier 2021)  Le Mémorial des services armés britanniques («Armed Services Memorial») est un lieu silencieux et impressionnant. Situées dans la beauté rurale du Staffordshire, dans un arboretum doté de quelque 30 000 arbres et de vastes pelouses, ses figures homériques célèbrent la détermination et le sacrifice.

Les noms de plus de 16 000 militaires britanniques y sont inscrits. Selon la documentation, ils «sont morts sur le théâtre des opérations ou ont été pris pour cible par des terroristes».

Le jour où j'y étais, un tailleur de pierre ajoutait de nouveaux noms à ceux décédés au cours d'une cinquantaine d'opérations à travers le monde pendant ce que l'on appelle le «temps de paix». En Malaisie, en Irlande, au Kenya, à Hong Kong, en Libye, en Irak, en Palestine et dans bien d’autres pays, y compris lors d’opérations secrètes, comme en Indochine.

A peine une année après la déclaration de la paix en 1945, la Grande-Bretagne remobilisait ses forces militaires pour aller se battre dans les guerres de l'empire.

Pas une année ne s'est écoulée sans que des pays, pour la plupart pauvres et déchirés par des conflits, n'aient acheté ou bénéficié grâce à des «prêts à taux réduit» d'armes britanniques pour faire avancer les guerres, ou les «intérêts», de l'empire.

Empire? Quel empire? Le journaliste d'investigation Phil Miller a récemment révélé dans Declassified que la Grande-Bretagne de Boris Johnson entretenait 145 sites militaires – appelons-les bases – dans 42 pays. Johnson s'est vanté que la Grande-Bretagne est «la première puissance navale d'Europe».

Au milieu de la plus grande urgence sanitaire des temps modernes, avec plus de 4 millions d'interventions chirurgicales retardées dans le National Health Service [NHS=Service national de santé], Johnson a annoncé une augmentation record des dépenses dites de défense de 16,5 milliards de livres sterling – un chiffre qui permettrait de rétablir plusieurs fois le NHS, qui manque sérieusement de ressources.

Mais ces milliards ne sont pas destinés à la défense. La Grande-Bretagne n'a pas d'autres ennemis que ceux qui, en son sein, trahissent la confiance de ses citoyens ordinaires, de ses infirmières et de ses médecins, de ses soignants, des personnes âgées, des sans-abri et des jeunes, comme l'ont fait les gouvernements néolibéraux successifs, conservateurs comme travaillistes.

En explorant la sérénité du Mémorial national de la guerre, j'ai vite compris qu'il n'y avait pas un seul monument, ou socle, ou plaque, ou rosier honorant la mémoire des victimes de la Grande-Bretagne – les civils des opérations «en temps de paix» commémorées ici.

Il n'y a aucun souvenir des Libyens tués lorsque leur pays a été délibérément détruit par le Premier ministre David Cameron et ses collaborateurs à Paris et à Washington.

Sculpture des brancardiers. (Geograph/David Dixon)

Il n'y a aucun mot de regret pour les femmes et les enfants serbes tués par les bombes britanniques, larguées à bonne hauteur sur des écoles, des usines, des ponts et des villes, sur ordre de Tony Blair; ou pour les enfants yéménites appauvris, atteints par des pilotes saoudiens dont la logistique et les cibles sont fournies par des Britanniques dans la sécurité climatisée de Riyad; ou pour les Syriens affamés par les «sanctions».

Il n'y a pas de monument aux enfants palestiniens assassinés avec la connivence durable de l'élite britannique, comme lors de la récente campagne qui a détruit un modeste mouvement de réforme au sein du parti travailliste avec des accusations spécieuses d'antisémitisme.

Il y a deux semaines, le chef d'état-major militaire d'Israël et le chef d'état-major de la défense britannique ont signé un accord pour «formaliser et renforcer» la coopération militaire. Ce n'était pas une nouvelle. Davantage d'armes et de soutien logistique britanniques vont maintenant être fournis au régime sans loi de Tel-Aviv, dont les tireurs d'élite ciblent des enfants tandis que leurs sbires désaxés les interrogent dans des conditions d’isolement extrême (Cf. les rapports choquants de Defense for Children1).

L'omission la plus frappante au mémorial de guerre du Staffordshire est peut-être celle de la reconnaissance du million d'Irakiens dont la vie et le pays ont été détruits par l'invasion illégale de Blair et de Bush en 2003.

L'ORB, membre du British Polling Council, a estimé ce chiffre à 1,2 million. En 2013, l'organisation ComRes a demandé à un échantillon représentatif du public britannique combien d'Irakiens étaient morts lors de l'invasion. Une majorité a répondu moins de 10 000.

Comment un silence aussi meurtrier peut-il perdurer dans une société aussi sophistiquée? Ma réponse est que la propagande est bien plus efficace dans les sociétés qui se considèrent comme libres que dans les dictatures et les autocraties. J'inclus la censure par omission.

Notre industrie de propagande – tant politique que culturelle, impliquant la plupart des médias – est la plus puissante, la plus omniprésente et la plus raffinée au monde. Les grands mensonges peuvent être répétés sans cesse par les voix réconfortantes et crédibles de la BBC. Les omissions ne posent pas de problème.

Une situation similaire concerne la guerre nucléaire, dont la menace est «sans intérêt», pour citer Harold Pinter. La Russie, puissance nucléaire, est encerclée par le groupe de belligérants connu sous le nom d'OTAN, avec des troupes britanniques qui «manœuvrent» régulièrement aux abords de la même frontière qu’Hitler a transgressée.

La diffamation de tout ce qui est russe – et notamment la vérité historique que l'Armée rouge a contribué de manière déterminante à la fin de la Seconde Guerre mondiale – est instillée dans la conscience du public. Les Russes ne présentent «aucun intérêt», sauf en tant que démons.

La Chine, autre puissance nucléaire, est la cible de provocations incessantes, effectuées par des bombardiers stratégiques et des drones américains sondant constamment son espace territorial et – hourra – le HMS Queen Elizabeth, le porte-avions britannique valant 3 milliards de livres sterling, qui va bientôt parcourir près de 10 500 km pour imposer la «liberté de navigation» à portée de vue du continent chinois.

Quelque 400 bases américaines encerclent la Chine, «un peu comme un nœud coulant», m'a dit un ancien planificateur du Pentagone. Elles s'étendent de l'Australie, en passant par le Pacifique, à l'Asie du Sud et au Nord et l'Eurasie.

En Corée du Sud, un système de missiles connu sous le nom de Terminal High Altitude Air Defense, ou THAAD, est pointé à bout portant sur la Chine à travers l'étroite mer de Chine orientale. Imaginez des missiles chinois au Mexique ou au Canada ou au large des côtes de la Californie.

Quelques années après l'invasion de l'Irak, j'ai réalisé un film intitulé «The War You Don't See» [La guerre qu’on ne voit pas»], dans lequel j'ai demandé à de grands journalistes américains et britanniques ainsi qu'à des directeurs de journaux télévisés – des gens que je connaissais en tant que collègues – pourquoi et comment Bush et Blair avaient pu s'en tirer avec le grand crime irakien, considérant que leurs mensonges n'étaient pas très intelligents.

Leur réponse m'a surpris. Si «nous», disaient-ils – c'est-à-dire les journalistes des divers médias, en particulier aux Etats-Unis –, avions contesté les affirmations de la Maison Blanche et de Downing Street, enquêté et révélé les mensonges, au lieu de les amplifier et de s'en faire l'écho, l'invasion de l'Irak en 2003 n'aurait probablement pas eu lieu. D'innombrables personnes seraient encore en vie aujourd'hui. Quatre millions de réfugiés n'auraient pas fui. L'effroyable ISIS, produit de l'invasion Blair-Bush, n'aurait peut-être pas été conçu.

David Rose, travaillant alors pour l’Observer londonien, qui a soutenu l'invasion, a décrit «le paquet de mensonges dont m’a bercé une campagne de désinformation assez sophistiquée». Rageh Omah, alors l'homme de la BBC en Irak, m'a dit: «Nous n'avons pas appuyé assez fort sur les boutons les plus désagréables». Dan Rather, le présentateur de CBS, était d'accord, comme beaucoup d'autres.

J'ai admiré ces journalistes qui ont brisé le silence. Mais ce sont d'honorables exceptions. Aujourd'hui, les tambours de guerre ont de nouveaux batteurs très enthousiastes en Grande-Bretagne, en Amérique et dans l'«Ouest».

La pièce maîtresse du Mémorial est constituée de deux grandes sculptures en bronze, l'œuvre de Ian Rank-Broadley, représentant perte et sacrifice. (Geograph/David Dixon).

Faites votre choix parmi la légion de «dénigreurs» de la Russie et de la Chine et de promoteurs de fiction tels que le «Russiagate». Mon Oscar personnel revient à Peter Hartcher, du Sydney Morning Herald, dont les propos incessants sur la «menace existentielle» (émanant de la Chine et de la Russie, principalement de la Chine) ont été illustrés par un Scott Morrison souriant, spécialiste en relations publiques et Premier ministre australien, habillé comme Churchill, faisant le signe V pour Victoire, etc. «Plus depuis les années 1930 ...», ont entonné ces deux hommes. Ad nauseum.

La covid-19 a fourni une couverture à cette pandémie propagandiste. En juillet, Morrison s'est inspiré de Trump en annonçant que l'Australie, qui n'a pas d'ennemis, dépenserait 270 milliards de dollars australiens pour des provocations – incluant des missiles pouvant atteindre la Chine.

Pour le gouvernement de Canberra, le fait que l'économie australienne dépende fortement de l’exportation de minéraux et de produits agricoles vers la Chine est «sans intérêt».

Les médias australiens ont applaudi presque à l'unisson, tout en lançant une pluie d'injures à la Chine. Des milliers d'étudiants chinois, qui avaient jusqu’à présent garanti les salaires bruts des vice-chanceliers australiens, se sont vu conseiller par leur gouvernement d'aller dans un autre pays. Des Chinois-Australiens ont été malmenés et des livreurs ont été agressés. Le racisme colonial n'est jamais difficile à faire revivre.

* John Pilger (né en 1939) est un journaliste, écrivain et réalisateur de documentaires australien. Depuis 1962, il est principalement basé en Grande-Bretagne. Il a réalisé plus de 50 documentaires et a collaboré à de nombreux journaux anglophones bien connus (dont le Daily Mirror, The Independent, The Guardian et The New York Times). Avec ses nombreuses distinctions journalistiques obtenues en Grande-Bretagne et dans le monde entier, John Pilger fait partie des journalistes anglophones les plus renommés. Les pratiques des médias mainstream sont un sujet récurrent dans ses écrits.

Source: https://consortiumnews.com/2020/12/14/john-pilger-the-most-lethal-virus-is-not-covid-19-it-is-war/, 14 décembre 2020

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.dci-palestine.org

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