Poudrière Ukraine

Les Etats-Unis tirent les ficelles dans l’ombre, avec la Chine et l'Europe comme adversaires

Ernst Wolff (photo mad)

par Ernst Wolff*

(10 mai 2021) L'Ukraine se change peu à peu en un baril de poudre hautement explosif pour la communauté internationale. Il y a quelques semaines, le président Volodymyr Selenskyj a délibérément attisé le conflit qui couve depuis plusieurs années en annonçant son intention de reprendre la péninsule de Crimée, annexée par la Russie en 2014, et la région du Donbass, dominée par les séparatistes pro-russes.

Il avait récemment jeté de l'huile sur le feu en demandant à l'OTAN d'accélérer l'admission de l'Ukraine au sein de l'alliance militaire. Cette semaine, l'ambassadeur ukrainien en Allemagne s'est exprimé en termes encore plus extrêmes. Il a menacé de recourir à l'armement nucléaire si l'Ukraine n'était pas acceptée dans l'OTAN assez rapidement.

Outre ces menaces de plus en plus fermes, les mouvements militaires à l’intérieur et autour du pays ne sont pas de bon augure. Selon le gouvernement ukrainien, la Russie a massé plus de 40 000 soldats à la frontière est de l'Ukraine. Les Etats-Unis ont demandé au gouvernement turc d'autoriser le passage de deux navires de guerre dans la mer Noire; le haut commandement de l'OTAN a annoncé des manœuvres conjointes avec l'armée ukrainienne.

Le contexte ukrainien: la déconfiture politique d'un ex-comédien

Le fait que le président ukrainien Selenskyj intensifie le conflit de manière aussi radicale n'est pas une coïncidence: il est politiquement au pied du mur.

Il y a deux ans, les choses semblaient différentes. En avril 2019, Selenskyj a clairement remporté le second tour de l'élection présidentielle contre son prédécesseur Porochenko avec 73,22% des voix. De nombreux Ukrainiens espéraient que l'acteur et comédien inexpérimenté sur le plan politique, qui avait annoncé vouloir mettre fin à la corruption dans le pays, défendrait politiquement la majorité de la population active.

Mais il est vite apparu qu’une fois au pouvoir, Selenskyj n’était pas le défenseur des petites gens. Aujourd'hui encore, la corruption prospère dans ce pays frappé par la pauvreté (le revenu mensuel par habitant est inférieur à 250 euros), l'économie se contracte, la pauvreté et le sans-abrisme se répandent.

Rien de tout cela n'est surprenant, étant donné que l'Ukraine est fermement sous l'emprise du Fonds monétaire international (FMI). Sans ses prêts, le pays, dont le budget national a toujours été inférieur à 40 milliards de dollars ces dernières années, pourrait à peine survivre financièrement. Le dernier prêt en date, celui de juin 2020, représente à lui seul cinq milliards de dollars, soit près de 15% des dépenses publiques.

Le gros problème de l'Ukraine est que les prêts du FMI sont assortis de conditions très strictes. Les dépenses sociales doivent être réduites, les retraites diminuées, les coûts énergétiques augmentés et les emplois de la fonction publique supprimés. Le FMI assure ainsi une réduction drastique du niveau de vie de larges couches de la population ainsi que des tensions sociales toujours plus fortes. Sur le plan économique, la situation est rendue plus difficile par le fait que les réserves de devises du pays sont quasiment épuisées et que la monnaie ukrainienne, la hryvnia, s'affaiblit depuis des années.

Les Etats-Unis, puissance de l’ombre

La dépendance de l’Ukraine à l'égard du FMI n'est pas le seul élément qui montre à quel point elle est sous perfusion américaine. Depuis que la crise financière mondiale de 2007–2008 a durement touché le pays – les exportations ont chuté de 40% et la production d'environ 22% – de plus en plus de capitaux américains affluent dans le pays.

Après les manifestations de Maïdan en 2014, que les Etats-Unis ont aidé à financer à hauteur de cinq milliards de dollars, et le remplacement du gouvernement pro-russe par le nouveau cabinet pro-occidental dirigé par le premier ministre Arseniy Yatsenyuk, le vice-président de l'époque, Joe Biden, s'est rendu à Kiev en avril 2014 en tant qu'envoyé d'Obama.

Comme le monde l'a appris depuis lors grâce à la publication d'enregistrements de plusieurs appels téléphoniques entre lui et l'ex-président Porochenko, M. Biden a usé de son influence pour financer des partis politiques, nommer des hauts fonctionnaires et faire tout ce qu'il pouvait pour réduire la dépendance de l'Ukraine vis-à-vis des livraisons d’énergie russes.

En outre, il a obtenu pour son fils Hunter un emploi bien rémunéré dans la société de gaz naturel d'un oligarque ukrainien. Lorsqu'un procureur ukrainien a commencé à enquêter à ce sujet pour favoritisme, M. Biden a menacé le gouvernement ukrainien de suspendre les garanties de prêt d'un milliard de dollars accordées par les Etats-Unis à l’Ukraine, ce qui a entraîné le licenciement du procureur.

En novembre 2014, Nataliya Yaresko, citoyenne américaine et banquière d'affaires à Wall Street, a été naturalisée sous l'égide de Biden et nommée ministre des Finances de l'Ukraine le même jour. Les politiques qu'elle a menées ont favorisé, entre autres, les multinationales de l'agroalimentaire comme Monsanto, qui ont racheté de grandes parties du pays à la paysannerie appauvrie.

Le mois où Mme Jaresko a pris ses fonctions, les 42,3 tonnes d'or détenues par l'Ukraine ont disparu pour des raisons inexpliquées, tous les signes indiquant qu'elles ont été transférées aux Etats-Unis.

Les Etats-Unis font face à des difficultés historiques

Depuis son arrivée à la Maison-Blanche, Joe Biden a fait tout son possible pour soutenir ses anciens compagnons d'armes à Kiev à intensifier les tensions avec la Russie. Début mars, il a réaffirmé que la Crimée appartenait à l'Ukraine. A la mi-mars, il a traité le président russe de «meurtrier» lors d'une interview sur la chaîne de télévision ABC. La semaine dernière, il a assuré Selenskyj, par un message électronique, du «soutien total des Etats-Unis contre la Russie»; jeudi dernier [15 avril, ndt.], il a fait savoir que dix diplomates russes seraient expulsés des Etats-Unis.

Cette escalade extrême du conflit ukrainien à l’initiative des Etats-Unis n'est pas non plus une coïncidence. Un an après le début de la récession mondiale et du ralentissement de l'économie mondiale à la suite des mesures de lutte contre la pandémie, l'économie et le système financier américains sont confrontés à d'énormes problèmes.

Comme en 2007–2008, le système chancelant a été sauvé de l'effondrement par d'énormes injections monétaires combinées à des réductions de taux d'intérêt. Cette fois, cependant, nous avons atteint un seuil historique. En abaissant les taux d'intérêt à un niveau proche de zéro, la seule carte que la Banque centrale américaine pourra encore jouer lors de la prochaine crise est celle de la création monétaire débridée.

Création d’une monnaie numérique de banque centrale

C'est pourquoi on travaille d'arrache-pied à supprimer l'argent liquide et à introduire une monnaie numérique de banque centrale. A cet égard, un retard considérable a été pris par rapport au premier concurrent mondial. La Chine, qui travaille également sur une monnaie numérique de banque centrale, pourrait non seulement émettre son e-yuan avant la création du dollar électronique, mais aussi le mettre immédiatement en circulation à l'international via la Route de la soie numérique, opérationnelle depuis 2015, et, en outre, l'adosser à de l'or.

Une telle décision de la Chine constituerait le plus grave coup jamais porté à la position du dollar américain et annoncerait presque certainement la fin de la suprématie financière des Etats-Unis. C'est pour cette raison que Washington a commencé, il y a plusieurs années, à imposer sans relâche des sanctions à la Chine et à intensifier la guerre monétaire avec ce pays.

Mais il y a un problème insoluble: d'une part, la Chine est toujours le plus grand détenteur d'obligations d'Etat américaines et donc l'un des plus importants créanciers du pays, et d'autre part, elle est devenue l'«atelier» des Etats-Unis au cours des dernières décennies. Une guerre directe contre la Chine signifierait donc une entaille dans la chair même des Etats-Unis.

Mais il y aurait encore une autre façon de torpiller la Chine, qui serait également extrêmement préjudiciable à un deuxième concurrent des Etats-Unis, à savoir l'Union européenne (UE). Ce serait la destruction de la Nouvelle route de la soie.

L'Ukraine, ou l’occasion parfaite de nuire à l'UE

La Nouvelle route de la soie est le plus grand projet économique de toute l'histoire de l'humanité. Il est censé faire de l'Asie, du Moyen-Orient et de l'Europe la plus grande zone économique du monde.

L'Ukraine joue un rôle très particulier à cet égard. Elle est non seulement d'une importance stratégique capitale pour les pays d'Europe occidentale dans leur rapprochement avec l'Est, mais aussi le plus important pays de transit pour les exportations de gaz naturel russe, et donc une épine dans le pied de l'industrie américaine de la fracturation, qui cherche désespérément à faire affaire avec l'Europe.

Pour les Etats-Unis, les raisons de succomber à la tentation de la guerre en Ukraine sont donc nombreuses. Personne ne peut prédire si l'on en arrivera là, mais l’on observe toujours plus de signes pointant vers l’éventualité, une confrontation militaire pouvant s'intensifier rapidement.

Source: https://deutsche-wirtschafts-nachrichten.de/511267/Pulverfass-Ukraine-Die-USA-spannen-im-Hintergrund-die-Faeden-mit-China-und-Europa-als-Gegner du 18 avril 2021

Avec l'aimable autorisation des Deutsche Wirtschaftsnachrichten (DWN)

* Ernst Wolff est né en 1950 en Asie du Sud-Est. Il est un journaliste et auteur allemand, et s'intéresse notamment à l'interrelation entre la politique internationale et la finance mondiale.

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