Les relations entre l’Inde et la Russie prennent un nouveau tournant

M. K. Bhadrakumar
(Photo mad)

par M. K. Bhadrakumar,* Inde

(11 janvier 2024) La visite du ministre des Affaires extérieures, S. Jaishankar, en Russie du 24 au 29 décembre a donné lieu à un spectacle extraordinaire rappelant les jours fastes des relations indo-soviétiques.

Les paroles de Jaishankar sur le sol russe ont été empreintes d’une extase sans nom. Il s’est même promené sur la Place Rouge en plein hiver russe. Mais le ministre est tout sauf un diplomate sentimental, qui sait gérer les émotions, non pas nécessairement comme un fardeau, mais en les transformant au contraire en de formidables effets d’optique.

Cette visite en Russie marquera la carrière diplomatique de Jaishankar et sera comparée au rôle remarquable qu’il a joué dans l’intensification des relations entre l’Inde et les Etats-Unis. Le paradoxe est que la mission de Jaishankar vise essentiellement à renforcer l’autonomie stratégique de l’Inde dans un environnement international complexe. Une métaphore appropriée serait celle d’un bateau de croisière pris dans la tempête (mais non coulé) et en détresse, cherchant un port qui lui est familier.

En clair, le voyage de Jaishankar à Moscou visait à créer un espace pour la diplomatie indienne. La chronique des relations entre l’Inde et la Russie regorge de situations similaires. Les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies sur le plébiscite au Cachemire, le soulèvement hongrois de 1956, le Printemps de Prague, la naissance du Bangladesh, l’intervention soviétique en Afghanistan – la liste comprend quelques moments fatidiques de l’histoire moderne.

Si, au cours des deux dernières années, les relations entre les Etats-Unis et l’Inde ont connu une ascension fulgurante avant de plonger peu après, la raison principale en est la frustration croissante de l’administration Biden face au refus du gouvernement Modi de se joindre à la caravane occidentale pour sanctionner la Russie. L’Inde a pragmatiquement augmenté ses importations de pétrole en provenance de Russie à pas de géant, ce qui est devenu une source majeure de soutien budgétaire, mais a atténué les effets des «sanctions infernales» occidentales contre la Russie et a indirectement contribué à la reprise phénoménale de l’économie russe, qui enregistre actuellement une croissance impressionnante de 3,5% en 2023. Le commerce bilatéral entre l’Inde et la Russie a depuis lors enregistré une augmentation massive, partant d’un niveau insipide pour atteindre 50 milliards de dollars en 2023.

Il se trouve qu’à un moment donné, l’ivresse du succès a enivré les décideurs indiens, qui ont cherché à graviter dans le camp occidental pour créer une forme de «coopération» encore plus bénéfique. Il n’y a rien de mal à poursuivre une politique équilibrée dans son propre intérêt, mais dans ce cas, la stratégie était fondamentalement erronée car elle reposait également sur l’idée que la Russie était destinée à perdre la guerre en Ukraine. L’establishment indien a tiré des conclusions hâtives des revers militaires subis par les forces russes dans la première phase de la guerre en Ukraine. La fameuse remarque disant «ce n’est pas une guerre» est caractéristique de cette vision surréaliste.

Les Américains, bien sûr, étaient ravis1 que l’Inde fasse un doigt d’honneur à l’«opération militaire spéciale» de la Russie et la rumeur a fait le tour du monde que l’Inde «prenait ses distances» par rapport à la Russie. Cette phase de l’amitié américano-indienne a duré près d'un an, jusqu’à la mi-2023, lorsque les forces russes sont revenues sur le champ de bataille en Ukraine avec une brillante stratégie de guerre d’attrition, ont écrasé la «contre-offensive» de Kiev et ont finalement pris l’initiative lorsque l’été est passé à l’automne, l’année dernière.

Le ministre indien des Affaires extérieures, S. Jaishankar, avec le ministre russe des
Affaires étrangères, Sergueï Lavrov (à gauche), et le président Vladimir Poutine
(à droite) à Moscou lors d’une visite en Russie, 24–29/12/2023 (Photo mad))

Entre-temps, trois choses se sont produites. Premièrement, il devenait évident que les pays du Sud étaient en train d’abandonner les Etats-Unis et de dériver vers l’axe Russie-Chine, ce qui mettait bien sûr l’Inde dans un dilemme, puisqu’elle aspirait également à devenir le chef de file de la soi-disant majorité mondiale.

Deuxièmement, le discours occidental sur l’Ukraine a commencé à s’effilocher et des signes de «fatigue de guerre» sont apparus en Europe et aux Etats-Unis. Troisièmement, et c’est le plus important, l’administration Biden a profondément repensé ses relations avec la Chine, qui étaient en chute libre et, à partir de juin, de hauts fonctionnaires américains ont commencé à frapper à la porte de Pékin pour obtenir une plus grande prévisibilité dans leurs relations et faire pression pour un sommet entre le président Biden et le président Xi Jinping.

Il est évident que le climat des relations sino-américaines s’est amélioré depuis le sommet de San Francisco en novembre. Mais ce revirement a infligé un dommage collatéral à Delhi: il a diminué la valeur de l’Inde aux yeux de Washington en tant que «contrepoids» à la Chine. Curieusement, le changement dans la géopolitique de l’Extrême-Orient a également coïncidé avec l’acrimonie actuelle qui a éclaté au sujet des complots indiens présumés visant à tuer des citoyens américains et canadiens.

Passons à la Russie. Sentant que la romance entre les Etats-Unis et l'Inde se détériorait, la Russie a commencé à faire l’éloge de Modi. Le mois dernier, en pensant à Washington, Poutine a fait l’éloge de Modi pour avoir refusé d’être «effrayé, intimidé ou contraint de prendre des mesures, des dispositions ou des décisions qui iraient à l’encontre des intérêts nationaux de l’Inde et du peuple indien».

New Delhi s’attend à ce que les Etats-Unis s’enlisent dans leur politique intérieure jusqu’en 2024. Avec l’apaisement des tensions entre les Etats-Unis et la Chine, la stratégie indopacifique est reléguée au second plan et, par conséquent, les Etats-Unis n’ont pas de raison de s’intéresser à l’Inde. Néanmoins, ce n’est pas la fin de la saga américano-indienne. Dès que la prochaine administration américaine s’installera, Delhi redoublera d’efforts pour reprendre le fil de l’histoire. Qu’on ne s’y trompe pas, pour les élites indiennes, les Etats-Unis restent le partenaire le plus important et il est garanti que Washington le voit de la même façon.2

Pour l’heure, cependant, le fait que la Russie ait pris le dessus dans la guerre en Ukraine signifie également que l’Inde n’a plus besoin de jouer les équilibristes face à la rupture de Moscou avec l’Occident. Ainsi, le sommet annuel Inde-Russie reprendra en 2024 après une pause de deux ans. L’Inde est également en meilleure position pour repousser les critiques américaines sur les questions de droits de l’homme, maintenant que Washington a perdu sa position morale à cause des crimes de guerre d’Israël à Gaza. Dans l’ensemble, c’est l’heure de la revanche pour le gouvernement Modi. Jaishankar en savoure chaque instant, même après son retour de Moscou.

En fin de compte, l’Inde et la Russie ont élargi leurs programmes géopolitiques, dans leur intérêt mutuel. A l’avenir, au-delà de l’effet d’optique, l’efficacité et la durabilité de ces programmes seront mises à l’épreuve lors du sommet des BRICS à Kazan en octobre, que Poutine présidera.

Un indicateur à surveiller

La grande question est de savoir si l’Inde aura la présence d’esprit nécessaire pour heurter les intérêts fondamentaux des Etats-Unis en acceptant la création d’une monnaie des BRICS pour défier le dollar et l’architecture financière et commerciale internationale dominée par les Etats-Unis, un projet qui porte la signature de Poutine et vise à détruire définitivement l’exceptionnalisme et l’hégémonie mondiale de l’Amérique – et qui jouit également du soutien de la Chine. Il est intéressant de noter que le «Global Times» a publié un commentaire extraordinaire3 dans ce contexte géopolitique tumultueux, faisant l’éloge du gouvernement Modi pour ses politiques. Le temps est-il venu de dépoussiérer le format Russie-Inde-Chine (RIC)? Il n’y a pas de réponse facile.

De même, un autre indicateur à surveiller est la trajectoire de la coopération russo-indienne en matière de défense, qui a toujours été le point d’ancrage des relations stratégiques entre les deux pays. Si l’on supprime les liens en matière de défense, les relations entre l’Inde et la Russie ne sont plus qu’une coquille vide. C’est pourquoi les Etats-Unis n’ont cessé d’exiger que l’Inde réduise ses achats d’armes à la Russie, en signe d’alignement sur l’Occident et dans l’esprit d’une «interopérabilité» accrue avec l’armement américain.

Cependant, lors de la conférence de presse conjointe avec Jaishankar qui a suivi les discussions à Moscou, le ministre des Affaires étrangères Sergey Lavrov a lâché une bombe. Il a révélé que les discussions avaient porté sur «les perspectives de coopération militaro-technique, y compris la production conjointe d’armes modernes». Lavrov a ajouté:

«Nous avons également progressé dans ce domaine. Notre interaction est stratégique à cet égard. Le renforcement de cette coopération répond aux intérêts nationaux de nos Etats et contribue au maintien de la sécurité en Eurasie. Nous respectons les efforts déployés par nos collègues indiens pour diversifier les liens dans le domaine de la coopération militaro-technique. Nous comprenons également leur initiative de fabrication de matériel de combat dans le cadre du programme ‹Make in India› et sommes prêts à la soutenir. Nous sommes prêts à interagir avec eux à cet égard.» (souligné par MKB).

Les performances exceptionnelles de l’armement russe dans la guerre en Ukraine et l’essor général de l’industrie de défense russe au cours de l’année écoulée placent la Russie en position de force pour redevenir le premier partenaire de l’Inde dans le domaine de la technologie militaire. La trajectoire sur ce front fournira des preuves concluantes d’une nouvelle pensée à Delhi en ce qui concerne la géopolitique du triangle Inde-Russie-Etats-Unis.

* M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline». (Pour en savoir plus sur sa personne: voir l'encadré à la fin du texte.)

Source: https://www.indianpunchline.com/india-russia-ties-get-a-makeover/, 5 janvier 2024

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.livemint.com/news/world/us-heartened-by-pm-modi-s-not-an-era-of-war-remark-to-putin-11663922464070.html

2 https://www.livemint.com/news/india/want-to-be-part-of-india-s-economic-miracle-says-us-official-11682044304039.html

3 https://www.globaltimes.cn/page/202401/1304656.shtml

M. K. Bhadrakumar: «J’étais diplomate de carrière. Pour quelqu’un qui a grandi dans les années 1960 dans une ville isolée à l’extrémité sud de l’Inde, la diplomatie était une profession improbable. Je me passionnais pour le monde de la littérature, de l’écriture et de la politique – à peu près dans cet ordre. Alors que j’effectuais des recherches doctorales sur les œuvres de Tennessee Williams, des amis m’ont encouragé à tenter ma chance à l’examen de la fonction publique. Il s’est avéré qu’avant que je puisse comprendre l’importance capitale de ce qui se passait, le destin m’avait propulsé dans les premiers rangs de la liste de mérite et m’avait fait entrer dans le service diplomatique indien.
Environ la moitié des trois décennies de ma carrière diplomatique a été consacrée à des missions sur les territoires de l’ancienne Union soviétique, au Pakistan, en Iran et en Afghanistan. J’ai également été affecté en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. J’écris principalement sur la politique étrangère de l’Inde et sur les affaires du Moyen-Orient, de l’Eurasie, de l’Asie centrale, de l’Asie du Sud et de l’Asie-Pacifique.
L’écriture doit se faire dans un élan spontané de pensées. Le sentiment exaltant de liberté que procure un esprit éclectique fait toute la différence. Aucun des blogs d’Indian Punchline n’a été un acte d’écriture prémédité. Mais je manquerais gravement à mes devoirs si je ne reconnaissais pas les deux influences profondes qui ont marqué mes années de formation: ma mère, aujourd’hui décédée, qui était une personne profondément religieuse d’une spiritualité extraordinaire et qui a façonné mon monde intérieur, et mon père, également décédé, qui était un écrivain prolifique, un auteur, un intellectuel et un penseur marxiste qui m’a initié très jeune à la dialectique en tant qu’outil intellectuel incomparable pour analyser le monde matériel et décrypter la politique.
Le blog Indian Punchline peut parfois provoquer intentionnellement, mais il n’y a pas d’intentions malveillantes ici, pas d’agenda caché et pas de tentative de prêcher. En d’autres termes, l’Indian Punchline reflète les repères d’un humaniste dans le contexte du ‹siècle asiatique›. J’insiste sur ce point parce que nous vivons une époque difficile, en particulier en Inde, avec une polarisation aiguë des discours – ‹Vous êtes soit avec nous, soit contre nous›.»
Source: https://www.indianpunchline.com/about-me/
(Traduction «Point de vue Suisse»)

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