Une analyse américaine

Manifestations étudiantes, Israël-Gaza & Ukraine

«Si nous appréhendons ces problèmes de manière raisonnable, nous pouvons tous les résoudre»

Entretien avec le professeur Jeffrey Sachs* réalisé par Zain Raza, collaborateur d’acTVism**

(24 mai 2024) Zain Raza: Aujourd’hui, je m’entretiens avec le professeur Jeffrey Sachs au sujet de la guerre en Ukraine et de l’attaque israélienne sur la bande de Gaza. Jeffrey Sachs est directeur du Centre pour le développement durable de l’Université de Columbia, où il a le rang de professeur d’université, le plus haut rang académique de l’institution. Il est également un économiste de renommée mondiale, un auteur de best-sellers, un pédagogue innovant et un expert mondial de premier plan en matière de développement durable. Jeffrey, bon retour parmi nous.
Jeffrey D. Sachs
(Photo Gabriella C. Marino, 2019)

Jeffrey Sachs: C’est formidable d’être ici. Merci.

Commençons notre conversation par les manifestations massives d’étudiants qui ont lieu partout aux Etats-Unis et qui demandent la fin du soutien américain à Israël qui, selon eux, permet un génocide à Gaza. Ce qui a commencé par un camp de tentes à l’Université de Columbia s’est depuis étendu à l’ensemble du pays et comprend l’Université du Texas, Yale, le Massachusetts Institute of Technology, UC Berkeley, l’Université du Michigan, Brown, Harvard et bien d’autres.
Des arrestations massives et une intervention musclée de la police ont également débuté et, selon les rapports, de violents affrontements ont eu lieu hier sur le campus de l’UCLA. En tant que personne vivant aux Etats-Unis et ayant enseigné dans un certain nombre de ces universités au cours des dernières décennies, pourriez-vous donner votre avis sur ce qui s’y passe réellement?

Les étudiants constatent que de profondes injustices et des crimes de guerre sont commis dans la guerre israélienne à Gaza, et ils protestent contre cela. Et c’est bien ainsi. Cela me fait vraiment plaisir de voir cela. En outre, cela va à l’encontre du récit officiel de la puissance des Etats-Unis qui, au niveau gouvernemental, soutiennent Israël sans aucune restriction et fournissent chaque jour des munitions qui permettent à cette action génocidaire de se poursuivre jusqu’à aujourd’hui. En outre, Israël menace d’envahir Rafah, l’endroit où il a demandé à la population de Gaza de se mettre à l’abri, et se prépare maintenant à une action militaire massive. Les étudiants constatent tout cela. Les autorités officielles ne veulent pas que quelqu’un le voie. Ils veulent juste que les gens se taisent. Ils veulent que les gens se taisent et font pression sur les universités. Les bailleurs de fonds font pression sur les universités; de nombreux bailleurs de fonds juifs pro-israéliens et des bailleurs de fonds non juifs. Mais la politique pro-israélienne fait partie de la politique étrangère américaine depuis longtemps, et sans restriction.

Pendant toute cette période, c'était inapproprié, pour le dire gentiment, car la Palestine n’avait pas le droit politique à l’autodétermination qui, selon tout le reste du monde, devrait lui revenir. Et donc, le soutien des Etats-Unis était effrayant. Les Etats-Unis n’ont jamais été des médiateurs honnêtes. Ils ont été totalement malhonnêtes tout au long du processus et ont soutenu l’extrémisme israélien. Mais maintenant que la guerre est manifeste, nous voyons chaque jour des enfants tués par des bombes américaines, nous voyons des universités de Gaza se faire exploser, nous voyons des hôpitaux détruits, nous voyons des maisons détruites. Nous voyons des familles entières de dizaines de personnes et des familles élargies mourir pour cette raison. Les étudiants le voient de leurs propres yeux. Du côté officiel, on dit qu’il ne faut pas regarder. Au diable tout cela. Et puis, ils en sont maintenant à leur dernière option. Si nous ne pouvons pas vous convaincre, ce qu’ils ne peuvent pas faire, s’ils ne peuvent pas rendre le public aveugle à cette cause, s’ils ne peuvent pas arrêter le flux TikTok, alors ils feront appel à la police. Et c’est exactement ce qui se passe en ce moment. C’est vraiment étonnant. C’est effrayant.

Chaque fois que la majorité des médias allemands parlent de ces protestations, ils y ajoutent l’étiquette de l’antisémitisme. Ils disent par exemple qu’il y a eu une série d’incidents au cours desquels les manifestants ont scandé «du fleuve à la mer» ou «mort au sionisme et à Israël» et ont même soutenu le mouvement de boycott, de désinvestissement et de sanctions, considéré comme antisémite en Allemagne. Ils ont également fait référence à un certain nombre d’organisations étudiantes juives affirmant craindre pour leur sécurité. Que pensez-vous de ces accusations? Les étudiants juifs sont-ils en danger aux Etats-Unis?

Non. Il peut y avoir des incidents isolés, mais en réalité, les étudiants palestiniens sont en danger. Les étudiants asiatiques sont également en danger. En Amérique, il y a malheureusement de la violence dans la société. Mais il ne s’agit pas ici d’antisémitisme. Il s’agit de l’action d’Israël à Gaza. Il s’agit de l’échec total, au cours des 57 dernières années, depuis la guerre de 1967, à trouver une solution politique à cette crise en Israël et en Palestine.

Qualifier cela d’antisémitisme relève soit d’une profonde erreur de catégorie qui méconnaît les faits, soit d’une tactique délibérée de dissimulation. Mais il ne s’agit pas ici d’antisémitisme. Il s’agit plutôt de s’exprimer contre la politique d’Israël qui, comme le gouvernement sud-africain l’a constaté à juste titre dans sa requête auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), est contraire à la Convention sur le génocide de 1948, et sur laquelle la Cour doit finalement se prononcer. Mais la CIJ a dit: il est possible qu’Israël viole la convention sur le génocide de 1948.

Comme ici à l’Université de Californie Los Angeles (UCLA) le 1er mai 2024, des étudiants du monde entier manifestent contre la situation intenable qui règne depuis des
mois à Gaza. (Photo EPA/CAROLINE BREHMAN)

«Il ne s’agit pas ici d’antisémitisme»

Cela devrait aider les gens en Allemagne à comprendre. La Cour internationale de justice a établi qu’il est plausible qu’Israël viole la convention sur le génocide de 1948. Réfléchissez à cela. Ecoutez. Prenez cela en considération. C’est absolument choquant, accablant, et il ne s’agit pas d’antisémitisme. Il s’agit de l’hécatombe dans la bande de Gaza, peut-être même jusqu’à 100 000 morts; certaines personnes disent que c’est plus. Le chiffre officiel est de 35 000 morts. Des milliers se trouvent sous les décombres. Il y a des dizaines de milliers supplémentaires qui ne sont pas morts à cause d’une bombe et qui ne sont donc pas inclus dans ce premier chiffre, mais qui sont morts par manque de nourriture, par manque d’eau, par manque de soins médicaux, par manque d’abris. Donc, je vous en prie. Il ne s’agit pas ici d’antisémitisme. Il s’agit d’un génocide qui se déroule sous nos yeux. Et vous feriez mieux de descendre dans la rue pour protester contre cela. Le gouvernement allemand fournit également des armes, protestez là-contre. Ne vous préoccupez pas tant de l’antisémitisme, préoccupez-vous du massacre continu qui se déroule à Gaza.

Vous avez déjà évoqué le rôle des Etats-Unis. Permettez-moi de récapituler quelques-unes des mesures qu’ils ont prises le mois dernier. Les Etats-Unis ont opposé leur veto au Conseil de sécurité des Nations Unies à une résolution visant à accorder à l’Etat de Palestine le statut de membre à part entière des Nations Unies. L’ambassadeur adjoint des Etats-Unis, Robert Wood, a informé le Conseil de sécurité que le veto, je cite, «ne reflète pas le rejet de l’Etat palestinien autonome, mais est une affirmation du fait que celui-ci ne peut être obtenu que par des négociations directes entre les parties», fin de citation.
En outre, le gouvernement israélien craint que la Cour pénale internationale ne délivre bientôt des mandats d’arrêt contre de hauts fonctionnaires israéliens, y compris le Premier ministre Benjamin Netanyahu, en raison de ses actions à Gaza et du blocage de l’aide humanitaire. Les Etats-Unis ont rejeté ces mandats d’arrêt au motif que la CPI n’est pas habilitée à inculper des fonctionnaires israéliens pour crimes de guerre. «Reuters» a par ailleurs rapporté que, pour la première fois dans un passé récent, les Etats-Unis ont conclu que cinq unités des forces de défense israéliennes étaient responsables de violations des droits de l’homme telles que des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture et des mauvais traitements physiques. Malgré cela, Washington a conclu qu’il n’imposerait pas de sanctions.
Pourquoi les Etats-Unis s’abstiennent-ils de prendre des sanctions contre Israël? Est-ce parce que les Etats-Unis ont des intérêts dans la région ou y a-t-il des intérêts en coulisses qui dictent la politique étrangère américaine?

Tout d’abord, j’espère que tout le monde sait que la politique étrangère américaine n’est pas basée sur des principes. Elle est basée sur le pouvoir. Elle n’est pas basée sur la cohérence, mais sur l’hypocrisie. Elle n’est pas basée sur le droit international, mais sur les intérêts des Etats-Unis. Ne soyons pas puérils ici. N’écoutons pas toutes ces belles déclarations des Etats-Unis. Considérons les faits. Les Etats-Unis font la guerre partout dans le monde. Ils renversent des gouvernements. Ils arment leurs alliés. Ils mènent des guerres par procuration. Ils font sauter des pipelines. Ils font de nombreuses choses.

Peut-être que le gouvernement allemand ne veut pas que le peuple soit informé aussi clairement des activités de ses principaux alliés. Mais c’est la politique étrangère américaine. L’Amérique est la grande puissance impériale dans le monde. Par puissance impériale, j’entends qu’elle choisit les gouvernements des autres pays. Les gouvernements qui déplaisent sont renversés. Ce n’est pas un secret. Il ne s’agit pas d’une théorie du complot. Il s’agit de faits simples, exposés dans une documentation abondante et compréhensible par tous.

Mais le récit officiel est une sorte de modèle ou de mélodie destiné aux enfants. Même les enfants comprendraient ces contenus. Il n’y a donc pas de cohérence dans cette affaire. Il s’agit d’une question de pouvoir. Pourquoi les Etats-Unis veulent-ils affirmer leur pouvoir à travers Israël? C’est une question compliquée. Il y a bien sûr un lobby israélien. Il y a des raisons à cela. Mais l’armée américaine apprécie également sa base en Israël, Israël est sa rampe de lancement au Proche-Orient. C’est ainsi depuis longtemps. Est-ce que cela apporte quelque chose de bon? C’est une autre histoire. A mon avis, la politique étrangère américaine est une catastrophe. Du début à la fin.

Avons-nous vraiment besoin d’une guerre en Ukraine? Et d’ailleurs, à moins que nous soyons des enfants, ce n’était pas une guerre non provoquée par le président Poutine. Je vous en prie. Il s’agit d’une guerre provoquée par l’élargissement de l’OTAN. Et quiconque connaît le contexte historique le sait. Mais je suis conscient qu’en société polie, on ne peut pas dire ce genre de choses. Mais dans tous les cas, c’est bien de cela qu’il s’agit. C’est une question de pouvoir.

«Votre allié ne respecte pas le droit international»

L’Etat sécuritaire américain est étroitement lié à Israël depuis des décennies, même lorsqu’Israël dirigeait un Etat d’apartheid, qui opprimait brutalement les Palestiniens, qui leur refusait brutalement l’autodétermination politique, qui a fait de chaque soi-disant processus de paix un jeu sans fin où l’on ne parvient ni à la paix ni à la création d’un Etat palestinien.

Pour revenir au fond de votre question: il est lamentable que les Etats-Unis disent vouloir une solution à deux Etats, mais qu’ils s’opposent, en tant que seul pays au Conseil de sécurité, à l’adhésion de la Palestine à l’ONU, bien que la Palestine remplisse les conditions requises pour être membre de l’ONU. Cela a déjà été décidé en 2011, lorsque la Palestine a fait sa première demande. Puis ils ont le culot de dire oui, mais cela doit être déterminé par les deux parties, ce qui revient à dire qu’Israël peut opposer son veto. Pourquoi Israël peut-il opposer un veto à l’adhésion de la Palestine à l’ONU? C’est absurde. Toute cette demande est absurde. C’est très frustrant.

Il y a eu un vote à l’Assemblée générale: faut-il accorder l’autodétermination politique à la Palestine? Tous les pays de l’ONU ont voté oui, à l’exception de quatre pays. Sur les 193 pays, quatre étaient contre l’autodétermination palestinienne. Israël, bien sûr, les Etats-Unis, et puis deux autres pays, la Micronésie, qui est légalement tenue de voter avec les Etats-Unis parce qu’elle a conclu un accord avec les Etats-Unis et qu’elle compte 110 000 habitants obligés de voter avec les Etats-Unis. Et le quatrième pays qui s’y est opposé était Nauru. J’aime bien Nauru. Il a 12 000 habitants.

Tout le reste du monde a dit que la Palestine avait besoin d’autodétermination. Alors, je vous en prie, comprenez votre allié. Votre allié ne respecte pas le droit international. Votre allié ne respecte pas la stabilité. Votre allié ne respecte pas les valeurs. Quelle est la valeur d’un massacre? Est-ce une blague? Votre allié n’est pas très intelligent parce qu’il pense que la seule façon de protéger Israël est de tuer toutes les personnes dans la bande de Gaza et que c’est la seule façon d’y parvenir, plutôt que d’adopter une approche diplomatique.

Mais votre allié est aussi celui qui a fait exploser Nord Stream. Votre allié est également celui qui a conduit à une guerre en Ukraine parce que, malgré les objections de vos politiciens avisés en 2008, George Bush junior a poussé l'OTAN à s'élargir jusqu'à la frontière russe, tout en sachant à quel point cela était imprudent et en le faisant quand même. Et vos politiciens? Aujourd’hui, ils sont bien silencieux. Pas un mot de négatif à propos des Etats-Unis. Les médias de masse ne disent aucun mal des Etats-Unis. Mais cela mène-t-il vraiment à des solutions? Ou cela nous rapproche-t-il de plus en plus de la troisième guerre mondiale? Je pencherais plutôt pour la seconde hypothèse.

Le récit qui prévaut dans les médias allemands est que si l’Occident ne soutient pas Israël, ce pays sera attaqué par ses voisins arabes et son existence sera donc menacée; qu’il est la seule démocratie libérale et qu’il a besoin de la protection des pays occidentaux, surtout si l’on tient compte de l’Holocauste. Que pensez-vous de ce récit? Et deuxièmement, pouvez-vous parler d’une solution qui offre une sécurité à la fois aux Palestiniens et aux Israéliens?

Ce récit est vraiment stupide. Je ne peux pas croire que quelqu'un, et encore moins un adulte, puisse faire une telle affirmation. Les gens ne regardent-ils pas les faits? Mais je peux vous dire que je passe mes journées avec des diplomates au Moyen-Orient. Je me suis rendu au Moyen-Orient à plusieurs reprises au cours des derniers mois. Je passe mon temps aux Nations Unies. Il n'y a aucune vérité dans cette affirmation. C'est exactement le contraire. Exactement le contraire. Ce que les Etats arabes disent depuis 2002, c'est qu'il peut y avoir une paix et une normalisation des relations avec deux Etats. Ils l'ont dit très clairement, très explicitement. Ils sont prêts et désireux de travailler à la sécurité d'Israël dans le cadre de deux Etats. C'est très clair, très net. En novembre dernier, après l’invasion israélienne de Gaza, les dirigeants arabes et islamiques se sont réunis à Riyad et ont fait une déclaration que tout le monde peut trouver en ligne.

«Mais est-ce que nous négocions? Non. Essayons-nous même de le faire? Non.»

Cette déclaration réaffirmait l’initiative de paix arabe et réitérait l’engagement en faveur de la normalisation, de la sécurité d’Israël et de la Palestine et de la paix dans la région sur la base du droit international et de la coexistence de deux Etats. D’où les médias tirent-ils donc le droit d’affirmer le contraire de la vérité? D’où tiennent-ils ce droit? Ne comprennent-ils donc rien? Ou alors quelqu’un dans les services secrets leur dit-il, non, vous devez dire cela, ou bien quelqu’un dans le gouvernement des Etats-Unis dit, vous devez dire cela, ou est-ce la position du gouvernement allemand? Je ne pense pas que ce soit le cas. Sur cette question, le gouvernement allemand préconise une solution à deux Etats. Il a voté. C’est ce qu’il veut. D’où vient donc cette idée dans les médias? Cela n’a pas la moindre importance. La manière de résoudre de tels problèmes est de s’asseoir à la table de négociation. Et si les négociations n’aboutissent pas à des résultats crédibles, vérifiables, défendables, alors d’accord, elles ont échoué. Mais est-ce que nous négocions? Non. Essayons-nous même de le faire? Non. Nous ne voyons que ces exigences unilatérales qui n’ont aucune valeur et qui sont le contraire, le contraire de ce que disent actuellement les pays arabes et islamiques.

Tournons notre attention vers l’Ukraine. Après des mois de retards dus à des divergences de politique intérieure, le Congrès américain a finalement adopté un vaste paquet d’aide à l’étranger d’un montant de 95,3 milliards de dollars, dont 61 milliards de dollars pour soutenir l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie, ainsi que 26 milliards de dollars pour Israël et l’aide humanitaire aux populations civiles dans les zones de conflit du monde entier, y compris la bande de Gaza, et 8,12 milliards de dollars pour la «lutte contre la Chine communiste» dans la région indopacifique, en particulier pour Taïwan.
En ce qui concerne l’aide à l’Ukraine, la majeure partie des fonds est utilisée pour reconstituer les stocks américains et acheter des systèmes de défense américains. Une différence notable concerne toutefois le «Army Tactical Missile System», également connu sous le nom d’ATACMS. Jusqu’à présent, les Etats-Unis ont envoyé des ATACMS d’une portée de 160 km. Désormais, ils fourniront pour la première fois des ATACMS d’une portée de 300 km, ce qui, selon de nombreux analystes militaires dans les médias allemands, fera une différence considérable en faveur de l’armée ukrainienne.
Lors de sa visite en Ukraine, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a également parlé de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN en annonçant, je cite: «La place légitime de l’Ukraine est dans l’OTAN. L’Ukraine deviendra membre de l’OTAN. Le travail que nous effectuons actuellement permet d’emprunter une voie irréversible vers l’adhésion à l’OTAN, de sorte que lorsque le moment sera venu, l’Ukraine deviendra immédiatement membre de l’OTAN», fin de citation.
Selon vous, ce paquet d’aide, qui comprend également des missiles à plus longue portée et la promesse de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, va-t-il pousser les Russes à se retirer définitivement d’Ukraine?

Vous voyez, il y a deux possibilités. Soit cela détruira l’Ukraine, soit cela détruira le monde. C’est le choix que nous avons. La Russie ne tolérera pas l’OTAN à sa frontière. Avant cela, il y aura une guerre nucléaire. Encore une fois, tout adulte connaît ces faits fondamentaux, mais nos politiques n’aiment pas le dire parce qu’il s’agit d’un projet américain qui remonte à 25 ans en arrière. Le projet américain consiste en ceci: nous pouvons nous imposer par la force pour élargir l’OTAN autour de la Russie et de la mer Noire, et la Russie ne peut pas nous arrêter. Ce projet remonte à Brzezinski en 1997. C’est un projet qui remonte au sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008. C’est un projet qui remonte au coup d’Etat soutenu par les Etats-Unis contre Ianoukovitch en février 2014. Le projet couvre le mois de mars 2022, lorsque l’Ukraine et la Russie ont voulu conclure une paix sur la base de la neutralité et que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont refusé.

«Serait-ce si grave pour l’Ukraine d’être neutre et de vivre en paix?»

Et Boris Johnson, dont je ne peux pas dire ce que j’en pense en public, a récemment déclaré ceci: «Nous ne pouvons pas laisser la Russie gagner, car ce serait la fin de l’hégémonie occidentale», fin de citation. Bon, vous voulez vous battre pour l’hégémonie occidentale? Nous allons assister à la troisième guerre mondiale. L’hégémonie occidentale est une idée absolument folle selon laquelle l’Occident gouverne le monde alors que le monde ne veut pas être gouverné par l’Occident. Dans le passé, il y a déjà eu des fous qui voulaient gouverner le monde.

Selon Boris Johnson, il s’agit ici de l’hégémonie occidentale. Mais qui veut l’hégémonie occidentale? Je veux la sécurité, j’en suis sûr, l’Allemagne souhaite la sécurité. Voulons-nous gouverner le monde?! Et tous ceux qui pensent que les Etats-Unis parviendront à intégrer l’OTAN en Ukraine ne comprennent pas qu’en avançant, nous risquons une guerre nucléaire.

Jens Stoltenberg, que je connais depuis 30 ans, est un imbécile lorsqu’il fait de telles déclarations, car il joue avec ma vie. Il joue avec votre vie. Il met en jeu notre vie à tous. Il est temps de se taire sur cette question. L’OTAN n’impliquera pas l’Ukraine, car avant que cela n’arrive, nous connaîtrons une guerre nucléaire. Mais très probablement, nous aurons auparavant une Ukraine détruite. C’est aussi simple que cela. Ce n’est pas compliqué. Et après toutes ces années, les gens devraient le comprendre. Vous savez, au début, c’était peut-être déroutant, mais la propagande a été répétée encore et encore, au point que c’est un non-sens total, et Stoltenberg sort et raconte tous les jours les mêmes bêtises.

Et il a même affirmé – vous pouvez le lire en ligne – qu’il s’agissait d’une guerre pour l’élargissement de l’OTAN. C’est ce qu’il a dit. Il a dit que Poutine ne voulait pas de l’OTAN, alors on lui a donné l’OTAN. Il s’agit donc d’une guerre pour l’élargissement de l’OTAN avec un pays qui dispose de 6000 ogives nucléaires et qui a déjà écrasé les Ukrainiens en profondeur parce que c’est un pays plus grand et plus puissant. Nous continuons à envoyer des Ukrainiens à la mort au lieu de régler cette question en disant, savez-vous? Serait-ce si grave pour l’Ukraine d’être neutre et de vivre en paix? Qu’est-ce qui ne va pas avec nos politiciens? Ils sont si menteurs, si stupides, qu’ils ne connaissent pas le chemin de la paix. Et ils nous mettent tous en danger chaque jour par ce genre de bavardage et de rhétorique vides de sens. Et 61 milliards de dollars pour quoi faire? Ils vont tuer des dizaines de milliers d’Ukrainiens supplémentaires. Cela va retarder la paix. Cela signifiera que la Russie conquerra plus de territoire, pas moins. Que faisons-nous en réalité? Est-ce qu’il n’y a personne qui sache se comporter en adulte ici?

«Si nous nous comportons tels des adultes raisonnables, il est évident que le monde pourrait être pacifique, sûr et prospère»

Concernant ma dernière question, vous avez évoqué la guerre nucléaire. Nous assistons à une escalade des guerres dans le monde entier, en Ukraine, en Israël-Gaza et maintenant entre l’Iran et Israël. Avez-vous de l’espoir et de l’optimisme pour l’avenir?

Bien sûr que j’en ai. Car si nous appréhendons ces problèmes de manière raisonnable, nous pourrons tous les résoudre. J’ai témoigné l’année dernière devant le Conseil de sécurité de l’ONU. J’ai passé en revue quatre guerres. J’ai dit qu’elles pouvaient toutes être arrêtées directement, immédiatement et aujourd’hui. La guerre en Ukraine pourrait être terminée aujourd’hui. Il suffit d’un coup de fil de Biden à Poutine pour constater que l’élargissement de l’OTAN est une mauvaise idée. Arrêtons cette guerre. C’est tout.

La guerre à Gaza pourrait prendre fin aujourd’hui. Les Etats-Unis votent une résolution du Conseil de sécurité qui fait de la Palestine le 194e Etat membre. Elle déclare à ces extrémistes religieux et nationalistes du gouvernement israélien, Ben-Gvir et Smotrich et Gallant et autres: désolé, votre rêve d’un grand Israël est terminé. Il y aura deux Etats, et c’est ce qui va se passer, et nous ne vous armerons plus pour la lutte contre Gaza. Oh mon Dieu, cette guerre pourrait se terminer immédiatement. Suis-je donc pessimiste? Non, car je pense que nous pouvons être raisonnables. Je me plains de la situation actuelle, dans laquelle les politiciens adultes ont peur. Ils ne disent pas la vérité. Ils me disent quelque chose en privé et disent le contraire en public. Ils ont peur des Etats-Unis. Je pense que les Etats-Unis sont sur une trajectoire délirante, parce qu’ils croient vraiment à l’hégémonie des Etats-Unis. Est-ce ce à quoi l’Allemagne aspire? L’hégémonie des Etats-Unis? Je ne le pense pas. Donc, si nous nous comportons tels des adultes raisonnables, il est évident que le monde pourrait être pacifique, sûr et prospère. Je suis donc optimiste.

Laissons cette interview à cette constatation. Jeffrey Sachs, économiste de renom et auteur de best-sellers. Merci beaucoup de nous avoir accordé du temps aujourd’hui.

C’est un plaisir d’être avec vous. Je vous remercie.

* Jeffrey Sachs est Professeur à l’Université de Columbia, directeur du Centre pour le développement durable de l’Université de Columbia et président du Réseau des solutions de développement durable des Nations Unies. Il a été conseiller auprès de trois secrétaires généraux de l’ONU et occupe actuellement la fonction de défenseur des ODD auprès du secrétaire général António Guterres.
**  L’association acTVism Munich e.V. est une association d’utilité publique dotée de la personnalité juridique. L’association poursuit exclusivement et directement des objectifs d’utilité publique et de bienfaisance.

Source: https://www.actvism.org/wp-content/uploads/2024/05/Jeffrey-Sachs-speaks-out-on-Student-Protests-Israel-Gaza-Ukraine.docx.pdf, mai 2024

(Traduction «Point de vue Suisse»)

Retour