Crise serbo-kosovare

Naissance d’une catastrophe annoncée

Chiara Nalli (Photo
capture d’écran Visione TV)

par Chiara Nalli,* Italie

(28 juillet 2023) (Réd.CH-S) La journaliste italienne Chiara Nalli de «l’Antidiplomatico» décompose la situation conflictuelle – souvent incompréhensible pour nous – dans le nord et le sud-est du Kosovo. Il semble que les habitants serbes et albanais ne parviennent pas à s’entendre. Dans le présent article, daté du 31 mai, le lecteur obtient un aperçu approfondi de la situation conflictuelle. Deux mois plus tard, elle n’a guère changé et les problèmes persistent. Comment se fait-il que près de 25 ans après la guerre menée par l’OTAN contre la Serbie, en violation du droit international, le calme ne soit toujours pas revenu au Kosovo? Pourquoi les puissances protectrices responsables, l’UE, l’OTAN, mais aussi l’ONU, ne résolvent-elles pas le conflit?

* * *

Le vendredi soir du 26 mai dernier, la Serbie a déployé des unités de l’armée le long des positions défensives à la frontière administrative avec le Kosovo. Les unités ont été placées en état d’alerte maximale et le samedi 27 mai au matin, une réunion du Conseil national de sécurité serbe a eu lieu, dont les résultats n’ont pas été communiqués.

Comme le rapportent également les médias italiens, la décision du gouvernement de Belgrade fait suite aux troubles qui ont éclaté dans les communes de Zvecan, Leposavic et Zubin Potok lorsque des Serbes ethniques ont occupé des bâtiments municipaux afin d’empêcher l’installation des maires albanais nouvellement élus.

L’intervention des unités spéciales de la police du Kosovo avec des gaz lacrymogènes, des bombes fumigènes et des grenades assourdissantes a blessé plusieurs personnes, ce qui a poussé les autorités de Belgrade à réagir immédiatement en envoyant l’armée à la frontière au cas où elle devrait intervenir pour protéger les communautés serbes du Kosovo.

Les raisons des protestations des Serbes du Kosovo

Pour comprendre les raisons des protestations des Serbes du Kosovo, il faut faire un pas en arrière et commencer par préciser que les municipalités qui sont le théâtre des événements font partie des dix municipalités (quatre au nord du pays et six au sud-est) à majorité serbe pour lesquelles les Accords de Bruxelles de 2013 (et 2015) prévoient une forme d’autonomie administrative qui n’a jamais été mise en œuvre par les autorités de Pristina – appelée «Association des municipalités serbes au Kosovo» (AMS).

La non-application de la forme d’autonomie convenue dans le cadre des plans de normalisation des relations et l’escalade des tensions ayant débuté dès l’été 2022 ont conduit les municipalités serbes à boycotter les élections municipales du 23 avril dernier – qui ont permis d’élire les maires contestés – et auxquelles seuls 3,4% des électeurs, soit environ 1500 Albanais et seulement 13 Serbes, ont effectivement participé.

Ce que les Serbes du nord du Kosovo mettent en question actuellement, c’est donc en premier lieu l’architecture constitutionnelle dans laquelle les élections ont eu lieu, et donc l’absence de légitimité politique des résultats des élections.

L’UE et l’OTAN critiquent le gouvernement kosovar

Par ailleurs, il est vrai que les institutions européennes elles-mêmes, après avoir constaté l’impasse des négociations sur la formation de l’AMS et reconnu l’échec politique des élections d’avril, avaient proposé, par crainte d’une nouvelle escalade, une solution transitoire selon laquelle les maires nouvellement élus ne prendraient pas leurs fonctions dans leurs communes à la date prévue du 28 mai.

Cette proposition a été rejetée par le Premier ministre du Kosovo, Albin Kurti, sous prétexte que les élections devaient se dérouler intégralement dans le cadre de la légalité constitutionnelle du pays.

Il est également vrai que l’attitude extrémiste du gouvernement kosovar vis-à-vis de l’installation des nouveaux maires et la violence dans la gestion des protestations ont suscité de nombreux reproches de la part des acteurs internationaux impliqués.

Dans une déclaration commune, les Etats-Unis, la France, l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont condamné la décision du Kosovo de faire entrer des forces de police dans des bâtiments municipaux et ont appelé les autorités à se retirer et à coopérer étroitement avec les missions EULEX et KFOR; de même que le porte-parole de la Commission européenne, le porte-parole de l’OTAN, le chef de la MINUK (Mission des Nations Unies au Kosovo) et l’ambassadeur des Etats-Unis à Pristina; tandis que le secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken a exhorté Albin Kurti de mettre immédiatement fin aux actions violentes et de se concentrer à nouveau sur le dialogue avec Belgrade, facilité par l’UE.

Répartition des Serbes au Kosovo selon le Rapport 2005 de
l’OSCE. (Photo J. Patrick Fischer/wikipedia)

Les cycles de négociations de l’UE au point mort

L’échec des cycles de négociations sur la création de l’AMS, organisés à Bruxelles les 2 et 15 mai 2023 sous la médiation de l’UE, a en effet déterminé le crescendo des tensions de ces dernières semaines. La véritable question est donc de savoir ce qui se cache derrière l’impasse des négociations et l’opposition du gouvernement d’Albin Kurti, et quel rôle l’UE (et les Etats-Unis) peut jouer ou a joué dans ce contexte.

Les négociations de mai devaient être le moment de discuter concrètement des prérogatives et des limites de l’AMS après les accords-cadres de février et mars 2023. Au lieu de cela, le gouvernement kosovar a rejeté dans son ensemble le projet de statut de l’AMS élaboré par l’équipe de négociation compétente.

Et ce n’est pas tout: mécontents du contenu des statuts, les membres du gouvernement de Pristina ont unilatéralement désavoué le rôle de l’équipe qui, rappelons-le, avait été explicitement chargée de cette tâche par les Accords de Bruxelles de 2013 et 2015, qui définissaient ses compétences et son mandat (un mandat qui, par ailleurs, ne se limitait pas à la présentation du projet de statuts, mais aurait dû étendre son rôle au processus de création jusqu’à la constitution effective de l’association de communes).

L’attitude du gouvernement de Pristina a été stigmatisée par les fonctionnaires européens eux-mêmes, qui ont souligné que le désaveu de l’équipe n’était pas conforme à l’esprit du dialogue souhaité entre Belgrade et Pristina et aux principes contenus dans les accords de normalisation des relations de 2013 et 2015. En effet, le projet de statut présenté à Bruxelles découle directement de ces accords, qui ont d’ailleurs été acceptés et ratifiés par les institutions de Pristina (à l’exception du fait qu’ils n’ont pas été concrètement mis en œuvre sous prétexte de conflits avec la charte constitutionnelle du pays).

Les points fondamentaux sur la mise en œuvre desquels insistent les autorités de Belgrade concernent notamment la propriété et la gestion de tous les biens publics (infrastructures et ressources naturelles) situés sur le territoire des municipalités concernées, ainsi que la possibilité de recevoir des financements directement du budget de l’Etat serbe.

Résistance à l’«Union des municipalités serbes du Kosovo»

La partie kosovare, en revanche, a insisté et proposé son propre modèle d’AMS, directement élaboré par le gouvernement de Pristina, qui priverait de fait l’association de communes de tous ses pouvoirs exécutifs et administratifs et limiterait son rôle aux tâches culturelles, sociales et éducatives dans le cadre institutionnel déjà défini par la Constitution existante.

Tout cela malgré les exhortations répétées des plus hautes sphères de la diplomatie européenne et américaine (et même du Conseil de sécurité de l’ONU) à conclure d’urgence l’accord sur l’AMS, et au mépris des inquiétudes exprimées par plusieurs parties quant à l’imminence de l’échéance pour l’installation des nouveaux maires, considérée à juste titre comme le déclencheur d’une nouvelle spirale d’incidents. Des avertissements dont Pristina n’a manifestement pas tenu compte. Et pourquoi?

Comment se fait-il qu’un pays de la taille des Abruzzes, entièrement dépendant de l’aide technique et financière de ses partenaires étrangers (Etats-Unis et UE) et ne disposant pas d’institutions indépendantes ni d’une armée (puisqu’elles sont soumises au système de surveillance complexe de la mission de la MINUK), adopte une attitude aussi peu scrupuleuse dans les négociations, au point de se mettre en conflit même avec ses propres partisans? [...]

S’il est clair qu’une escalade des troubles dans le nord du Kosovo pourrait également être «commode» pour les autorités de Pristina, car elle leur fournirait un excellent prétexte pour suspendre les négociations et empêcher ainsi la formation de l’AMS, il est tout aussi clair que la seule force capable d’empêcher une telle dérive est le bloc politique occidental, entendu comme l’ensemble des intérêts sur le terrain et des institutions impliquées. Comment en est-on arrivé à la situation actuelle?

Comment en est-on arrivé à la situation actuelle?

Si l’on rembobine la cassette et que l’on considère les déclarations de la diplomatie occidentale d’une part et les actions du gouvernement de Pristina d’autre part, on a l’impression d’être confronté à une sorte de «comédie internationale» dans laquelle les pays occidentaux font des recommandations «ex cathedra», mais n’exercent aucune pression concrète, tandis que les représentants du gouvernement de Pristina apparaissent comme une sorte de gendre hautain mais bien aimé, qui n’a rien à accomplir et se vante d’être «le pays le plus démocratique de la région» et «un facteur de paix et de liberté dans les Balkans.»

Et si, sur le plan diplomatique, le gouvernement de Belgrade est confronté depuis quelques mois à une sorte de mur de caoutchouc poli, sur le plan purement pratique, les choses ont bougé – et dans un sens défavorable à la population serbe.

Le boycott des élections municipales du 23 avril dernier n’est en effet que la partie émergée de l’iceberg: une occasion de rendre visible et d’introduire dans le débat politique toute une série de difficultés (voire d’abus) dont souffre la population serbe du Kosovo.

Abus dont souffre la population serbe du Kosovo

Il convient de mentionner ici la réforme de la Loi sur l’expropriation présentée par le gouvernement de Pristina visant à faciliter la confiscation de terrains pour la construction d’installations militaires et/ou policières et de toutes les infrastructures connexes, avec une extension indéfinie aux régions environnantes. Cette réforme intervient en outre au milieu d’un processus de militarisation du nord du Kosovo par la construction de nouvelles bases militaires, qui a débuté l’année dernière.

Le scénario qui se dessine est précisément celui de l’expropriation forcée des terres dont les Serbes ont hérité depuis des générations, et ce dans le but d’occuper militairement le territoire. Il s’agit de terres historiques (y compris des églises et des cimetières) que la population serbe «survivante»(50 000 sur environ 200 000 au début des années 1990) ne veut en aucun cas abandonner.

Si l’on considère que les discussions sur les expropriations durent depuis des mois, on peut comprendre le degré de désespoir atteint par la population serbe du Kosovo. En ce qui concerne l’UE et les Etats-Unis, on peut en revanche affirmer avec certitude que l’équidistance prônée au niveau formel est beaucoup moins pratiquée au niveau concret.

Le 30 avril, la page Facebook officielle des Forces de sécurité du Kosovo (FSK) a annoncé que les carabiniers italiens formaient quelques unités des FSK dans le cadre d’un accord bilatéral entre l’Italie et le Kosovo; les exercices font suite à ceux qui ont déjà eu lieu en Italie en 2022 et se concentrent sur la gestion et la répression des rassemblements de masse.

Le moment n’a jamais été aussi propice. Mais le contrôle des émeutes n’est pas le seul domaine dans lequel les FSK sera instruit par ses partenaires occidentaux. En effet, les FSK devraient lui-même participer à l’exercice commun de l’OTAN «Defender of Europe 23» dans les Balkans, qui doit tester jusqu’au 23 juin la capacité de défense de la région des Balkans contre une éventuelle attaque russe.

Il est important de souligner que la participation de l’OEC aux exercices conjoints du bloc de l’OTAN avait une signification beaucoup plus large que la simple et explicite préparation technique et militaire, qui visait en réalité à transformer ces forces de sécurité en une véritable armée, également légitimée par un niveau élevé de relations politico-militaires avec ses principaux alliés, les Etats-Unis et l’OTAN.

Une résolution de l’ONU violée

Il convient de rappeler que le déploiement de forces armées sur le territoire du Kosovo est contraire à la Résolution 1244 des Nations Unies, selon laquelle la seule formation armée autorisée à opérer sur ce territoire est la KFOR.

Il est donc clair que les relations politiques, économiques et militaires entre le Kosovo d’une part, et l’UE, les Etats-Unis et l’OTAN d’autre part, évoluent dans une direction certainement moins neutre que celle qui ressort des discussions officielles, où le bloc occidental ne serait que partiellement impliqué dans les affaires des Balkans en tant qu’arbitre. Pour cette raison, on peut dire que la crise actuelle était non seulement largement prévisible, mais aussi maîtrisable.

A partir de cette observation, il est facile de comprendre comment l’implication directe – ou, si l’on préfère, l’ingérence – du bloc occidental dans la dynamique des Balkans peut également s’expliquer dans une fonction antirusse. L’énorme pression exercée sur Belgrade pour qu’elle se conforme aux sanctions imposées par l’UE et les Etats-Unis fait également partie de la guerre contre la Russie.

Enormes pressions sur Belgrade

En complément de ce que nous avons déjà rapporté,1 nous tenons à souligner que le Parlement européen a adopté en mai dernier une résolution sur la Serbie dans laquelle il déplore l’absence de sanctions contre la Russie (y compris le refus de cesser les activités de diffusion de Sputnik et de Russia Today) et condamne les relations étroites entre les deux pays. Et ce, bien que le gouvernement serbe ait clairement fait savoir à plusieurs reprises qu’il ne pouvait pas prendre des mesures étant en contradiction ouverte avec ses propres intérêts nationaux, tout en garantissant une coopération technique complète avec les institutions de l’UE afin que la Serbie ne devienne pas une plate-forme pour le contournement des sanctions par d’autres pays.

Et ce n’est certes pas un hasard que l’une des déclarations publiques les plus marquantes de la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères de ces derniers temps concerne précisément les pressions exercées sur la Serbie au sujet des sanctions.

Dans un commentaire du 24 mai, Maria Zacharova a déclaré: «Nous savons à quel point l’Occident tente de forcer nos amis serbes à abandonner la coopération avec la Russie. La pression exercée sur eux est sans précédent [...]. Tout le spectre du chantage, des sanctions, des menaces est utilisé, le tout dans les pires traditions européennes» – en concluant que: «personne en Occident – qui pratique une politique néocoloniale – n’empêchera la Russie et la Serbie [...] de développer une coopération mutuellement bénéfique et de contribuer au renforcement de la paix et de la stabilité dans les Balkans.»

Des déclarations qui peuvent être enthousiasmantes pour ceux qui apprécient un monde caractérisé par des relations multilatérales d’égal à égal, mais qui jettent en réalité un éclairage totalement inutile sur un pays comme la Serbie, entièrement entouré d’alliés de l’OTAN.

Evolution possible de la crise actuelle

Pour ceux qui veulent imaginer une évolution possible de la crise actuelle, c’est peut-être précisément le point crucial dont il faut tenir compte: la situation géographique de la Serbie, techniquement inaccessible à ses alliés et donc indéfendable.

Avec un peu de bon sens, on pourrait penser qu’une confrontation armée dans un tel contexte serait non seulement tragique, mais aussi totalement inutile. C’est pourquoi on pourrait pencher de manière réaliste vers l’hypothèse d’une lente «absorption» de la Serbie dans la sphère des intérêts occidentaux – à commencer par les intérêts économiques –, à mettre en œuvre «avec la carotte et le bâton»: pressions, faveurs et peut-être quelques manœuvres de déstabilisation interne. Une stratégie à grande échelle dans laquelle le Kosovo et la protection de ses territoires à majorité serbe pourraient constituer un précieux moyen de pression.

Au moment de la rédaction de cet article (31 mai), de nouveaux affrontements violents ont eu lieu le 30 mai au matin, au cours desquels une trentaine de soldats de la KFOR, dont 11 soldats italiens, ont été blessés. A la suite de ces développements, le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg a annoncé, en fin d’après-midi du 30 mai, l’envoi de 700 soldats supplémentaires pour protéger la stabilité de la région et l’exclusion des Forces de sécurité kosovares (FSK) de l’exercice commun «Defender of Europe ‘23» à titre de sanction contre le Kosovo pour avoir provoqué une escalade inutile des tensions.

* Chiara Nalli est une spécialiste italienne des questions balkaniques et plus particulièrement du Kosovo – une région qui, avec la Serbie, a été dévastée par l’arrogance et la manque de vision des puissances de l’OTAN. «L’Occident applique toujours deux poids deux mesures. Les problèmes au Kosovo et dans le Donbass le prouvent.»

Source: L’Antidiplomatico, https://www.lantidiplomatico.it/dettnews-crisi_serbiakosovo_genesi_di_un_disastro_annunciato/5871_49832, 31 mai 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.lantidiplomatico.it/dettnews-vertice_serbiakosovo_a_bruxelles_belgrado_tra_ue_e_tutela_degli_interessi_nazionali/5694_49534/

Retour