Netanyahu piège Trump dans un bourbier
par M. K. Bhadrakumar*, Inde
(14 février 2025) Il est rare, voire impossible, que l'on puisse reprendre les fils de ce que l'on avait écrit il y a trois jours sous forme de conjectures. Mais mon pronostic selon lequel la « vision côtière » de Gaza fascine le président Donald Trump et son envoyé spécial pour le Moyen-Orient Steve Witkoff, deux grands promoteurs immobiliers des temps modernes, s'avère tout à fait exact. Voir mon blog «Le virage de Trump est une mauvaise nouvelle pour l'Asie occidentale», Indianpunchline.com, 3 février 2025.1
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(Photo mad)
Il ne fait aucun doute que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a remporté, mardi [4 février], lors de ses entretiens avec le président Donald Trump dans le bureau ovale, de loin le plus grand succès de son mandat tumultueux de 17 ans en tant que plus ancien Premier ministre de son pays, en émettant l'audacieuse proposition selon laquelle une solution à long terme pour la bande de Gaza réside dans la prise de contrôle de toute cette zone par les Etats-Unis et sa transformation en «Riviera du Moyen-Orient» (propos de Trump).
D'après ce qui est ressorti de la conférence de presse de mardi à la Maison Blanche, les Etats-Unis, qui n'ont aucune d'expérience dans la construction de nations, se lancent dans une entreprise à la fois d'une ampleur décourageante et impossible à réaliser. Qu'importe, le regard triomphaliste de Netanyahou, debout à côté de Trump, respirait une certaine confiance dans le fait qu'il avait conclu un accord avec Trump.
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son propre pays. (Photo wikipedia)
Le «deal» s'articule autour de l'idée controversée de vider la bande de Gaza de sa population et de réinstaller les 1,8 million d'habitants palestiniens dans certains pays non spécifiés, ainsi que de reconstruire les terres vacantes, qui représentent à peu près la même superficie que Las Vegas ou deux fois la taille de Washington, DC. Le littoral de Gaza s'étend sur 40 km et Trump espère le transformer en un lieu de villégiature pour les riches et les célébrités, ce qui se traduira à terme par de nombreux emplois subalternes dans le secteur des services pour les Palestiniens.
Trump a utilisé l'expression «prendre le contrôle» de la bande de Gaza. Il n'a pas donné plus de détails. Trump et Steve Witkoff sont deux maîtres bâtisseurs et ils envisagent le potentiel sans faille de faire d'une pierre plusieurs coups:
- premièrement, renforcer la sécurité d'Israël par le nettoyage ethnique et la réinstallation à Gaza;
- deux, restaurer la domination régionale d'Israël dans la région à moyen et long terme;
- trois, trouver une solution au problème palestinien inextricable;
- quatre, rendre obsolètes les diverses idées farfelues telles que la «solution à deux Etats»;
- cinq, enterrer la notion même d'Etat palestinien;
- six, l'intégration régionale d'Israël par le biais des accords d'Abraham; et,
- finalement, des retombées commerciales massives pour les entreprises américaines dans les décennies à venir grâce au développement de la «Riviera du Moyen-Orient».
La stratégie américaine est par excellence la continuation de ce que Trump a poursuivi lors de son premier mandat, avec une implication directe dans la région de l'Asie occidentale et le redémarrage de son influence de médiateur dans la région, qui a abouti à la signature des Accords d'Abraham entre Israël et un groupe d'oligarques arabes.
Cette fois-ci, le rôle des Etats-Unis sera celui d'un protagoniste à part entière, ce qui pourrait également impliquer une présence militaire à long terme au Levant. Trump a déjà indiqué qu'il n'était pas pressé de retirer les troupes américaines de Syrie. A Beyrouth, les Etats-Unis construisent l'une de leurs plus grandes ambassades au monde.
Trump a parlé durement de l'Iran et a laissé entendre qu'il était prêt à utiliser des moyens militaires, si nécessaire, pour s'assurer que Téhéran ne développe en aucun cas des armes nucléaires. Trump a doublé la mise sur la stratégie de «pression maximale» pour réduire à zéro les exportations de pétrole iranien.
D'un autre côté, il a laissé la porte ouverte aux négociations, à condition que l'Iran soit réceptif aux conditions américaines. La pensée de Trump est ancrée dans la conviction que les opérations militaires israéliennes contre le Hamas et le Hezbollah et le changement de régime en Syrie ont considérablement affaibli la capacité de l'Iran à faire preuve de force.
Trump a salué le rôle positif de l'Arabie saoudite et a anticipé la possibilité que ce pays reconnaisse Israël. Trump a affirmé que plusieurs Etats de la région sont également prêts à adhérer aux Accords d'Abraham.
Il est évident que nous n'en sommes qu'au début. Netanyahu a révélé que Trump allait consulter ses conseillers sur la manière de développer le concept. Entretemps, il a vaguement laissé entendre qu'il ne s'opposerait pas au plan en trois étapes pour le cessez-le-feu à Gaza, bien que la dégradation du Hamas reste un travail en cours.
Il est certain que le Hamas rejettera catégoriquement le plan américano-israélien. Une délégation du Hamas dirigée par le vice-président du politburo, Mousa Abu Marzook, s'est rendue à Moscou ce week-end. Le ministère russe des Affaires étrangères a déclaré lundi que l'envoyé spécial du président pour le Moyen-Orient et l'Afrique, le vice-ministre des Affaires étrangères Mikhail Bogdanov, avait reçu la délégation du Hamas et que les deux parties «avaient souligné l'importance de poursuivre les efforts systématiques pour parvenir à l'unité inter-palestinienne dès que possible, en se concentrant sur le cadre politique de l'Organisation de libération de la Palestine, qui envisage la création d'un Etat palestinien indépendant dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale».
Il est clair que les Russes n'avaient aucune idée de l'annonce imminente de Trump. Bogdanov a également reçu l'ambassadrice israélienne Simona Halperin plus tard dans la journée de lundi. Le ministère des Affaires étrangères a déclaré qu'«une attention particulière a été accordée à la mise en œuvre de l'accord entre Israël et le mouvement Hamas sur un cessez-le-feu dans la bande de Gaza et l'échange d'otages. La partie russe a confirmé son engagement à poursuivre ses efforts vigoureux visant à la libération rapide des personnes détenues dans l'enclave.»
L'Arabie saoudite a vivement réagi en déclarant qu'elle n'établirait pas de relations avec Israël sans la création d'un Etat palestinien, soulignant que sa position sur cette question était «ferme, non négociable et inébranlable». La déclaration saoudienne indique que le prince héritier Mohammed ben Salmane a souligné la position du Royaume «de manière claire et explicite, ne laissant aucune place à l'interprétation, quelles que soient les circonstances».
La déclaration saoudienne, inhabituellement longue, indique que le prince héritier a déclaré que l'Arabie saoudite «ne cessera pas son travail inlassable pour assurer l'établissement d'un Etat palestinien indépendant avec Jérusalem-Est comme capitale. Le Royaume ne nouera pas de relations diplomatiques avec Israël sans cela.»
La déclaration réitérait le «rejet catégorique par le Royaume de la violation des droits légitimes du peuple palestinien par les politiques israéliennes de colonisation, d'annexion et de déplacement». Elle ajoutait: «La communauté internationale a aujourd'hui le devoir d'atténuer la profonde crise humanitaire que subit le peuple palestinien. Le peuple continuera à s'accrocher à sa terre et sa détermination ne sera pas ébranlée.»
En outre, la déclaration souligne que «la paix permanente et juste ne peut être réalisée sans que le peuple palestinien ne reçoive ses droits légitimes conformément aux résolutions internationales et cette question a été clairement stipulée à l'administration américaine précédente et actuelle».
Il y a eu une avalanche de critiques dans le monde entier.2 A première vue, Netanyahu a attiré Trump dans un piège en le séduisant avec un scénario d'affaires lucratives massives dans la reconstruction de Gaza. L'imagination de Trump est débridée, complètement déconnectée des réalités du terrain. Une telle naïveté risque fort de lui exploser à la figure tôt ou tard et de devenir un boulet pour sa présidence. Tout cela pourrait bien mener l'administration Trump dans un bourbier.
Netanyahou est le gagnant ici. En fait, la caméra l'a surpris plus d'une fois en train de sourire alors que Trump s'exprimait sur son projet de rêve de la «Riviera du Moyen-Orient».
Néanmoins, la seule réalisation tangible pour Netanyahu dans tout cela est qu’actuellement le retrait des Etats-Unis d'Asie occidentale est tout simplement hors de question et, deuxièmement, il qu’peut affirmer, de retour à Tel-Aviv, qu’il a le soutien de Trump. Le survivant invétéré aura probablement une seconde chance de s'en sortir dans les eaux infestées de requins de la politique israélienne.
* M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses textes traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline». |
Source: https://www.indianpunchline.com/netanyahu-entraps-trump-in-a-quagmire/, 5 février 2025
(Traduction «Point de vue Suisse»)
1 https://www.indianpunchline.com/trump-turn-is-bad-news-for-west-asia/