Regards sur les relations entre les Etats-Unis et la Chine après les élections américaines de 2024
Entretien avec Kishore Mahbubani*
(6 septembre 2024) Ancien président du Conseil de sécurité des Nations Unies, diplomate et scientifique renommé de Singapour, Kishore Mahbubani explique en termes simples et sincères la plus grande compétition mondiale de l’histoire de l’humanité: entre les Etats-Unis et la Chine. Il a été invité à un entretien en juillet 2024 par l’«Emirates Center for Strategic Studies and Research».**
Animateur: J’aimerais commencer notre entretien par la question suivante: compte tenu de l’imminence des élections américaines à la fin de cette année, peut-on s’attendre à un véritable changement potentiel de la politique étrangère américaine face à la Chine? S’agit-il d’une politique étatique ou d’une politique imputable au président lui-même?
Kishore Mahbubani: Eh bien, la réponse que je vais vous donner est très paradoxale.
D’une part, le résultat des élections pourrait ne rien changer, d’autre part, il pourrait tout changer. Alors pourquoi je donne cette réponse paradoxale? Parce qu’il est très, très clair que – bien que les Etats-Unis, comme nous le savons tous, soient aujourd’hui une société profondément divisée, où les Américains ne sont d’accord sur rien – il n’y a qu’une chose sur laquelle ils sont d’accord: il est temps d’arrêter la Chine.
Quel que soit le président, la mission de stopper la Chine se poursuivra. Et cette politique est profondément ancrée tant dans l’establishment que dans la société. Tout le monde semble d’accord pour dire qu’il est temps pour les Etats-Unis d’arrêter la Chine.
En même temps, la raison pour laquelle je dis que tout pourrait changer, c’est qu’en cas de victoire de Donald Trump, ce qui est tout à fait possible, on ne sait jamais ce qu’il va faire.
Il pourrait aller dans les deux sens. Il poursuivra certainement la lutte contre la Chine. Il n’y a absolument aucun doute à ce sujet. Mais de quelle manière? Il pourrait rendre les choses bien pires. Nous devons donc nous préparer à toutes les possibilités. Si, comme moi, vous venez d’un petit Etat comme les Emirats arabes unis (EAU) ou Singapour, vous devez vous rendre compte – que cela nous plaise ou non – que nous sommes désormais les témoins de la plus grande compétition géopolitique de l’histoire de l’humanité.
Et je dis la plus grande compétition géopolitique parce que nous n’avons jusqu’à présent jamais eu des puissances de la taille et de l’envergure des Etats-Unis, tels qu’ils sont actuellement, et de la Chine, qui s’affrontent. Et parce qu’il s’agit d’une compétition géopolitique si énorme, elle va ébranler le monde et nous affecter tous, quoi que nous fassions, où que nous vivions. C’est pourquoi nous devons le comprendre, et c’est la raison pour laquelle je pense que le fait que vous teniez ce dialogue ici, aux Emirats arabes unis, tombe à point nommé.
Vous avez dit que tous les Américains sont d’accord sur une chose, à savoir qu’il faut stopper la Chine. Cela signifie-t-il que les Etats-Unis ont une stratégie ou une grande stratégie pour arrêter la Chine, ou cela dépend-il plutôt de chaque président et de sa façon de traiter la Chine?
Eh bien, je suis content que vous ayez utilisé le mot «grande stratégie», parce que lors de l’écriture de mon livre «La Chine a-t-elle gagné?», j’ai eu le privilège d’avoir un très long déjeuner en tête-à-tête avec Henry Kissinger, qui était clairement le plus grand penseur stratégique vivant de l’Amérique à l’époque. Ce fut un long déjeuner; une heure et demie, deux heures – et à la fin du déjeuner, en repartant, je me suis demandé quel message Henry Kissinger voulait me transmettre. Après avoir réfléchi à ma conversation avec lui, je l’ai compris. Le message était que la plus grande erreur stratégique que les Etats-Unis commettent dans cette compétition avec la Chine est qu’ils ont commencé cette compétition sans stratégie.
C’était un message très profond. J’ai donc écrit à Henry Kissinger pour qu’il me le confirme. J’ai écrit: Cher Henry, je te remercie pour le déjeuner. Es-tu d’accord que je te cite dans mon livre? Et heureusement, il m’a donné sa permission. Le fait que quelqu’un d’aussi haut placé et bien informé qu’Henry Kissinger puisse dire qu’il n’y a pas de stratégie est donc un point très important. Il est également confirmé par les preuves.
Si nous savons avec certitude que les Etats-Unis prendront des mesures contre la Chine d’une manière ou d’une autre, il n’est pas clair quel en sera l’objectif. L’objectif est-il de stopper le développement économique de la Chine? Cela est impossible. L’objectif est-il de renverser le Parti communiste chinois? Cela est impossible. L’objectif est-il de réussir à contenir et à isoler la Chine, tout comme les Etats-Unis ont réussi à isoler et à contenir l’Union soviétique? Cela est impossible.
Donc, si les objectifs ne sont pas clairs, les gens posent des questions. Vous avez créé ce défi, quel est votre objectif? Qu’est-ce qu’une victoire impliquerait pour vous? Et comme vous le savez, personne n’a encore clarifié cela, sauf une fois, je crois. L’[ex-]président Joe Biden a mentionné en passant l’objectif des Chinois de devenir le numéro 1, et il a dit: «Cela ne se produira pas sous ma direction».
Ce qu’il a donc dit en substance, c’est: je ne laisserai pas l’économie chinoise dépasser l’économie américaine tant que je serai président.
Si l’on prend en compte toutes les mesures qui ont été prises, par exemple la guerre des puces et les droits de douane, ils visent tous, d’une manière ou d’une autre, à freiner la croissance économique chinoise. Je pense que les Etats-Unis ont fait, d’une certaine manière, un calcul rationnel selon lequel tout changerait si l’économie chinoise devenait la première. Et la position privilégiée qu’occupent les Etats-Unis – depuis cent trente ou cent quarante ans – en tant que première puissance mondiale peut changer.
Et là, je voudrais souligner que je pense – et c’est aussi le résultat de ma conversation avec Henry Kissinger – qu’il y aurait une stratégie plus intelligente pour les Etats-Unis. Au lieu de tenter de freiner la Chine, les Etats-Unis devraient essayer de coopérer avec elle pour créer un monde qui offre suffisamment de place pour deux grandes puissances.
C’est d’ailleurs une stratégie que l’ancien président Bill Clinton a proposée dans un discours à Yale en 2003. Dans mon livre «La Chine a-t-elle gagné?», je cite le discours que Bill Clinton a prononcé. Il a dit: si les Etats-Unis sont le numéro 1 pour toujours, nous pouvons continuer à boire nos verres. Cependant, il a ajouté un «mais»; «si nous pouvons imaginer un monde dans lequel nous ne serons plus le numéro 1, alors il est certainement dans l’intérêt des Etats-Unis de mettre en place des institutions multilatérales, des processus multilatéraux, des règles multilatérales et des normes multilatérales. Cela limitera la Chine d’une manière ou d’une autre, et ce serait une stratégie plus intelligente.»
Ceux d’entre nous qui sont amis des Etats-Unis et amis de la Chine devraient donc conseiller aux deux d’adopter une stratégie plus intelligente. Ce serait mieux pour vous deux et mieux pour nous, plutôt que de continuer ce jeu à somme nulle assez destructeur qui se joue actuellement.
Cela m’amène à deux questions. La première que vous avez mentionnée est qu’ils essaient d’empêcher la Chine de devenir le numéro 1. Comment définissez-vous le numéro 1 dans ce monde? Parlons-nous d'un point de vue économique ou politique? Ou de quoi exactement? La Chine veut-elle vraiment être le numéro 1 dans le monde?
Voilà en effet une excellente question. La première définition pour être le numéro 1 dans le monde est clairement la dimension économique. Car si vous avez la plus grande économie, cela vous donne beaucoup de poids. Mais je tiens à souligner que je n’ai pas encore évoqué la complexité de la compétition entre les Etats-Unis et la Chine.
Et d’une certaine manière, c’est ce que suggère votre question. Il s’agit d’une concurrence multidimensionnelle. Elle se joue dans le domaine de l’économie, dans la dimension militaire, dans la dimension politique et dans la dimension dite du «soft power».
On peut donc imaginer que les Etats-Unis deviennent la deuxième puissance en termes de PIB nominal tout en restant le numéro 1.
Ils sont la puissance la plus influente au monde et ils en sont capables s’ils adoptent une stratégie intelligente. Je peux vous dire, par exemple, que l’arme la plus puissante dont disposent les Etats-Unis dans le monde ne sont pas leurs porte-avions ou leurs avions F-35 – c’est le dollar américain.
Car la puissance du dollar américain leur permet d’imposer des sanctions et de priver la Russie de 300 milliards de dollars. C’est ce qu’ils peuvent faire.
Il existe donc des moyens pour les Etats-Unis de rester la puissance la plus influente au monde, même si leur PIB nominal devient le numéro deux.
Et à votre question concrète de savoir si la Chine veut devenir le numéro 1, la réponse est oui et non. Pourquoi dis-je cela? Oui, parce qu’ils veulent avoir la plus grande économie du monde, parce qu’ils savent que cela finira par protéger la Chine.
En même temps, les Chinois n’ont pas la même ambition que les Etats-Unis de dominer le monde. Comme vous le savez, les Etats-Unis sont présents aux quatre coins du monde, se mêlant tantôt de telle affaire, tantôt de telle autre, s’occupant de tel ou tel problème.
Les Chinois estiment que nous sommes 1,4 milliard de personnes. Nous avons assez de problèmes chez nous, nous allons nous occuper de nos problèmes, le monde va s’occuper de lui-même. En ce sens, je ne pense pas que les Chinois aient le désir de suivre les traces des Etats-Unis en ce qui concerne leur engagement mondial sur différentes questions.
Je cherche des voies pour créer un monde dans lequel les Etats-Unis et la Chine peuvent vivre ensemble en paix, sans se gêner mutuellement.
Vous venez de dire que les Etats-Unis n’ont pas de stratégie face de la Chine. Allons de l’autre côté. Qu’en est-il des Chinois? Ont-ils une grande stratégie dans leurs relations avec les Etats-Unis?
Eh bien, en tant que partie la plus faible, s’ils n’avaient pas de stratégie, ils seraient en grande difficulté. Par nécessité, ils doivent avoir une stratégie, et ils en ont une.
Par exemple, ils se posent la question évidente: pourquoi les Etats-Unis ont-ils réussi à vaincre l’Union soviétique? Et je dois dire que la Chine est le pays qui a étudié l’effondrement de l’Union soviétique avec plus d’attention que tout autre pays au monde. C’est parce que la Chine sait que le rêve des Etats-Unis est de faire de la Chine la deuxième Union soviétique à s’effondrer. Comment la Chine peut-elle donc éviter un effondrement?
Premier point: l’Union soviétique ne s’est pas effondrée en raison d’une pression extérieure. Elle s’est effondrée en raison de faiblesses internes. Et c’est ainsi que la Chine a compris que pour survivre, elle avait besoin d’une économie et d’une société dynamiques très fortes.
Un penseur américain très célèbre – George Kennan – a dit en 1949: «L’issue de la compétition entre les Etats-Unis et l’Union soviétique ne dépendra finalement pas de nos armes, de nos troupes et de tout cela, mais de la société qui porte en elle la plus grande vitalité spirituelle. Donc, quelle société est la plus forte.
La société américaine était beaucoup plus dynamique que la société soviétique. Les Etats-Unis ont prospéré; l’Union soviétique s’est effondrée.
Les Chinois savent donc qu’il s’agit avant tout de veiller à ce que l’économie et la société soient fortes. C’est pourquoi ils éduquent massivement leur peuple et font croître leur économie, afin de ne pas devenir une seconde Union soviétique.
Le deuxième point que les Chinois ont appris de l’effondrement de l’Union soviétique est que les Etats-Unis ont réussi parce qu’ils ont réussi à convaincre de nombreux voisins de l’Union soviétique de se rallier à la politique d’endiguement, l’Europe occidentale, le Japon, la Corée du Sud, des voisins aux deux extrémités de l’Union soviétique.
Et qu’ont fait les Chinois? Les Chinois ont mené une «attaque préventive» contre la politique d’endiguement en faisant en sorte que leurs voisins soient dépendants de l’économie chinoise. Je peux vous donner un exemple simple: vous savez que Singapour fait partie de l’Asie du Sud-Est et que nous faisons partie d’une organisation appelée Association des Nations asiatiques du Sud-Est (ANASE).
L’ANASE était à l’origine une organisation pro-américaine. Lorsque l’ANASE a été créée le 8 août 1967, l’Union soviétique et la Chine ont toutes deux dénoncé la création de l’ANASE comme une organisation pro-américaine. Et cela correspondait à la réalité. L’ANASE était pro-américaine, pro-occidentale. Et ce qui est étonnant, c’est que nous avons quand même eu de longs dialogues avec tout le monde: les Etats-Unis, l’Union européenne, l’Australie et le Japon.
Aucun de nos amis occidentaux n’a proposé d’accord de libre-échange à l’ANASE. Le premier pays à proposer un accord de libre-échange à l’ANASE a été la Chine en 2001. Et l’impact de cet accord entre la Chine et l’ANASE fut phénoménal.
En effet, en 2000 – lorsque la Chine a proposé un accord de libre-échange – le commerce de l’ANASE avec les Etats-Unis s’élevait à 135 milliards et notre commerce avec la Chine à seulement 40 milliards. Le commerce américain était donc plus de trois fois et demie plus important que le commerce entre la Chine et l’ANASE. Mais suite à l’accord de libre-échange jusqu’en 2022 – bien que le commerce de l’ANASE avec les Etats-Unis a augmenté de 135 à 450/500 milliards, soit plus du triple – le commerce de la Chine avec l’ANASE est passé de 40 milliards à 975 milliards de dollars, soit presque un billion de dollars.
En 2022, il s’agissait de la plus grande relation commerciale du monde. Il n’y avait donc aucune chance que l’ANASE se joigne à la politique d’endiguement contre son plus grand partenaire commercial. Ce serait de la folie. Cela fait donc partie de la stratégie chinoise, et j’en mentionne rapidement une troisième.
Prenez la Nouvelle route de la soie [Belt and Road Initiative (BRI)] lancée par la Chine. La construction d’infrastructures aux quatre coins du monde. Qu’est-ce que cela signifie? Tous les pays du monde disent: oh, cette infrastructure est excellente. Il nous faut des trains rapides chinois, il nous faut des autoroutes chinoises. Dans cette situation, vous rallieriez-vous à une politique d’endiguement? Non, vous ne le feriez pas. Cela vous montre que la Chine a systématiquement élaboré une grande stratégie.
Mais en même temps, je peux vous assurer que les Chinois ont beaucoup de respect pour les Etats-Unis. Ils comprennent que les Etats-Unis sont une grande puissance, une puissance remarquable. Malgré toutes ces stratégies, cela reste un défi. Ils ne doivent pas sous-estimer ce que les Etats-Unis peuvent entreprendre en fin de compte.
Monsieur le Professeur, vous avez mentionné – également dans une discussion que nous avons eue plus tôt dans la journée – que les Etats-Unis ont encore dix ans pour faire face à la montée en puissance de la Chine. Pourquoi précisément 10 ans?
Eh bien, je pense que tout est une question de mathématiques. Si l’économie chinoise continue à croître de 5% par année sur une période de 10 ans – je ne suis pas capable de calculer cela de tête –, elle ne dépassera pas les Etats-Unis, mais elle s’en rapprochera beaucoup. Plus la Chine grandit, plus il est difficile de la freiner.
Il est évident que les Chinois ont fait preuve d’une certaine subtilité dans l’élaboration d’une stratégie de production à long terme pour la Chine. Et cette capacité de production de la Chine est désormais indispensable pour le reste du monde.
Vous pouvez vérifier par vous-même – ouvrez vos placards de cuisine ou quoi que ce soit d’autre – sortez les produits et voyez combien de composants de n’importe lequel d’entre eux proviennent de Chine. Vérifiez tout simplement. Vous serez étonné. Ce n’est pas une coïncidence. La Chine veut créer une forte dépendance du secteur manufacturier chinois. Si vous aviez demandé à quelqu’un, il y a cinq ou dix ans, si la Chine pourrait un jour entrer en compétition dans le domaine des voitures, il vous aurait répondu qu’il n’en était pas question. Les Allemands sont tellement en avance, les Japonais sont tellement en avance, les Coréens sont tellement en avance, même les Américains sont tellement en avance – mais aujourd’hui, les Chinois sont partis de zéro et ont créé un véhicule électrique, une industrie EV, qui fait désormais peur à tous les constructeurs automobiles du monde entier. Car l’écosystème chinois de production de véhicules électriques est absolument surprenant.
Au début, même Elon Musk n’y croyait pas. Maintenant, il n’oserait plus le renier.
Ce défi de la Chine dans le domaine des véhicules électriques est apparu par hasard. Maintenant, il fait partie de la stratégie à long terme. Dans cinq ans, vous verrez des véhicules électriques chinois dans le monde entier.
Au fur et à mesure que le monde change et en dépendance de la Chine, les opportunités pour les Etats-Unis s’amenuisent. C’est pourquoi il y a un fort sentiment d’urgence à Washington DC. Il suffit de regarder ce qui s’y passe. Certains Américains, comme Robert Lighthizer et Matt Pottinger, reviendront demander conseil. Donald Trump fait également partie de ceux qui disent: allons de l’avant, nous devons agir rapidement. Le sentiment d’urgence à Washington DC est donc bien réel.
Cela m’amène à la prochaine question. Quelles mesures les Etats-Unis pourraient-ils prendre pour contrer la montée en puissance de la Chine? Et les mesures seront-elles différentes entre Biden et Trump?
Eh bien, je pense que la meilleure réponse à votre question sur ce que les Etats-Unis devraient faire est la remarque de George Kennan de 1949 que j’ai déjà citée: à la fin de la journée, l’issue du combat dépendra du pays qui a la société la plus forte. Et malheureusement, les Etats-Unis sont aujourd’hui confrontés à un grand défi, car ils sont devenus une société profondément divisée.
Dans mon livre «La Chine a-t-elle gagné?», le chapitre 7 contient de nombreuses données empiriques. Elles proviennent d’ailleurs toutes de scientifiques américains – de personnes comme Paul Walker, ancien directeur de la FED, Joe Stiglitz, un prix Nobel, ou Martin Wolf du «Financial Times». Ils ont tous fourni des données illustrant à quel point les Etats-Unis sont devenus pour l’essentiel une ploutocratie.
Qu’est-ce qu’une ploutocratie? Une ploutocratie est une société dans laquelle les décisions politiques ne sont pas prises pour le bénéfice de la majorité au bas de l’échelle sociale, mais pour le bénéfice des 1% ou 2% les plus élevés. Ce que je dis ici n’est pas de moi. Des scientifiques américains ont déjà expliqué tout cela, je ne fais que le répéter.
Et la raison pour laquelle il semble que Trump sera élu, c’est que les 50% les plus pauvres en Amérique – les données le montrent – n’ont pas vu leur niveau de vie s’améliorer depuis 30 à 40 ans. En fait, la classe moyenne américaine s’est considérablement réduite. Par conséquent, si les Etats-Unis veulent gagner la compétition avec la Chine, ils devraient restaurer la force de leur société nationale. Cela devrait être leur priorité.
Car à la fin de la journée – comme dans toute compétition sportive – il vaut mieux essayer de gagner en courant plus vite que d’essayer de mettre l’adversaire à genoux. Et c’est vraiment ce que les Etats-Unis peuvent faire de mieux. Cependant, changer la société des Etats-Unis et s’occuper de la ploutocratie sera un grand défi. Telle doit être la réponse des Etats-Unis. [...]
En parlant de Trump – compte tenu de sa politique antérieure où il se concentrait davantage sur la réduction des engagements à l’étranger – dans quelle mesure pensez-vous qu’il pourrait essayer de conclure un accord avec la Chine si cet accord impliquait que la Chine supporte une partie du fardeau de la sécurité au Moyen-Orient, en ce moment même?
Un point important que je dois vous dire à propos de Donald Trump, c’est que tout est possible. Pour prendre un autre exemple – permettez-moi de passer à l’Ukraine pendant une seconde. Trump pourrait soit dire: «Je vais tout faire pour vaincre Poutine» – il gonflerait alors les ressources et se rendrait en Ukraine en grand nombre. Ou il pourrait faire exactement le contraire. Il pourrait dire: «Cette guerre ne m’intéresse pas, cette guerre est le combat des Européens, je me retire.» Son slogan est MAGA (Make America great again), donc la guerre en Ukraine ne l’intéresse pas.
Et comme vous le savez peut-être, pour une raison étrange, il a une aversion particulière pour l’Ukraine – je ne sais pas pourquoi. C’est une histoire compliquée, et il a aussi une étrange aversion pour les Européens. J’ai demandé à un de mes amis américains pourquoi il n’aimait pas les Européens. Et mon ami m’a donné une réponse très profonde. Il m’a dit que Donald Trump avait voulu toute sa vie être accepté par la société, en particulier par la société d’élite américaine. Même s’il était très riche, il n’a jamais été accepté. Il était un outsider. Donc quand on est un outsider, on développe cette peur et cette colère psychologiques – donc il a cette colère contre l’establishment américain. Et d’une certaine manière, les Européens incarnent aussi l’ancien establishment riche. Les Européens le regardent avec mépris, alors il dit: «Bon, maintenant je vais vous montrer qui est le chef.»
Il y a une relation très compliquée entre Trump et les Européens. Donc, en Ukraine, les deux options sont possibles et en Chine, de même.
Mais je pense que Donald Trump a fait sienne la thèse principale concernant la Chine, à savoir que les Etats-Unis ne peuvent pas laisser la Chine devenir le numéro un. Il se pourrait donc qu’il passe un accord, mais je ne pense pas que les Chinois s’y attendent. Les Chinois doivent se préparer à un président plus agressif. Mais comme je l’ai dit, la seule chose à savoir concernant Donald Trump, c’est qu’il peut tout faire. Car lorsque Donald Trump se réveille, il ne peut pas vraiment prédire ce qu’il va faire pour le reste de la journée. Il peut changer d’avis au cours de la journée.
Merci beaucoup, Monsieur le Professeur. Avant de conclure, j’aimerais vous demander d’exprimer en une minute vos dernières pensées ou conclusions.
En une minute, je peux au moins vous promettre que vous existerez encore dans dix ans. La compétition entre les Etats-Unis et la Chine va s'accélérer. Préparez-vous, vous allez assister au plus grand spectacle de l'histoire de l'humanité.
C’est bon à savoir. Au terme de cette session captivante et très instructive, nous tenons à vous remercier, Monsieur le Professeur, pour vos perspectives éclairantes et uniques sur ce sujet important qu’est l’avenir des relations entre les Etats-Unis et la Chine après les élections de 2024. Nous vous remercions également, cher public, pour votre participation, et nous nous réjouissons de vous accueillir tous à nouveau lors de nos prochaines discussions et conférences. Merci.
* Kishore Mahbubani (né en 1948) est un politologue et un diplomate. De 1971 à 2004, Mahbubani a été au service du ministère des Affaires étrangères de Singapour. Il a notamment été ambassadeur au Cambodge, en Malaisie, aux Etats-Unis et auprès des Nations Unies. En 2000/2001, il a représenté Singapour au Conseil de sécurité et en a été le président. Il est actuellement professeur de sciences politiques à la Lee Kuan Yew School of Public Policy de la National University of Singapore. En 1995, il a reçu le titre de docteur honoris causa de l’université Dalhousie et en 2019, il a été élu à l’American Academy of Arts and Sciences. Il est l’auteur de nombreuses publications. ** Le centre «Emirates Center for Strategic Studies and Research» (ECSSR) a été créé en 1994 dans le but de promouvoir la recherche et les études universitaires sur les questions politiques, économiques et sociales importantes pour les «Etats arabes unis» (EAU), la région arabe du Golfe et l’ensemble du monde arabe. Le centre soutient les décideurs, accueille des conférences et des symposiums, organise des ateliers, parraine une série de conférences et publie des livres et des travaux de recherche originaux ou traduits. Cf. https://www.ecssr.ae/en/ |
Source: https://seektruthfromfacts.org/guess-submissions/kishore-mahbubanis-ear-searing-speech-on-the-usas-desperate-struggles-to-crush-china-in-english-with-english-chinese-subtitles/, 13 juillet 2024, légèrement abrégé.
(Transcription et traduction «Point de vue Suisse»)