Suisse

«On se connaît, on se fait confiance, on se respecte, on s’entraide»

Carl Elsener, PDG de Victorinox, dans le site de production de
cette entreprise à Ibach. (Photo KEYSTONE/Gaetan Bally)

Entretien avec Carl Elsener, patron de Victorinox

par Stefan Barmettler, journaliste de la «Handelszeitung»

(21 février 2023) Carl Elsener est président du groupe «Victorinox» depuis 2007 et ne pense pas à la retraite. C’est est un entrepreneur modèle. Carl Elsener vient d’ê tre élu pour la deuxième fois «Leader de l’année» par le public de la «Handelszeitung».

* * *

Stefan Barmettler: Vous aurez 65 ans l’é té prochain. Allez-vous prendre du recul?

Carl Elsener: Je suis dans l’entreprise depuis 1978, j’en assume la responsabilité depuis 2007 – et je suis toujours pleinement motivé.

Cela signifie que Carl Elsener restera jusqu’à 70 ans?

Mon travail me remplit de joie. Toutefois, il me tient à cœur de trouver une solution de succession adaptée pour Victorinox. Pour permettre une bonne transition, je suis prêt, si ma santé le permet, à rester dans l’entreprise au-delà de 65 ans.

Ce sont de mauvais signes pour la prochaine génération, qui aura peut-être de nouvelles idées.

Ces idées, elle les apporte déjà aujourd’hui. Moi aussi, je suis et reste dans le coup, je suis poussé par ma femme et mes huit frères et sœurs, vous pouvez en être sûrs.

Victorinox, une entreprise familiale

Actuellement, deux générations sont présentes dans l’entreprise, la quatrième et la cinquième. Comment faites-vous pour transmettre le flambeau de génération en génération?

Dans la quatrième génération, nous sommes onze frères et sœurs, quatre filles et sept garçons, dont huit sont dans l’entreprise, plus trois conjoints, ma femme par exemple.

Et pour la cinquième génération?

Il y a huit membres de la famille, ils ont entre 15 et 30 ans. Notre objectif est que la famille reste impliquée. C’est une tâche extrêmement motivante que de porter une marque traditionnelle suisse dans le monde entier. Et les membres de la famille ont la possibilité de s’investir dans l’entreprise en fonction de leurs compétences.

La famille détermine le rôle de chacun

Qui décide des personnes qui entrent à la production, au marketing, au développement de produits, à la direction générale?

C’est la famille et, en fin de compte, le conseil d’administration qui détermine le rôle de chacun. Les qualités, la formation et les intérêts jouent un rôle. Jusqu’à présent, nous avons bien réussi.

Et si une personne externe est meilleure qu’un membre de la famille?

Dans ce cas, nous préférerions la solution externe. Mais dans une constellation similaire, le membre de la famille a la priorité.

Vos trois enfants sont également prêts pour l’entreprise familiale?

Ma femme et moi avons toujours veillé à ce que nos enfants bénéficient d’une bonne formation. Il ne fait aucun doute que dans la cinquième génération, il y a des candidats qui ont des capacités pour prendre des responsabilités chez Victorinox.

Votre fils?

Carl est encore jeune, il vient de terminer son bachelot à l’Université Jacobs de Brême et fera son service militaire l’année prochaine. Entre-temps, il travaille chez nous au marketing. Il est très motivé, a terminé premier à l'école et met tout son cœur à l'ouvrage.

Vos deux filles?

Nous sommes également très fiers d’elles. Johanna a passé dix ans en Angleterre et a obtenu deux masters, l’un en business, l’autre en ingénierie. Actuellement, elle travaille pour un conseiller en entreprise à Zurich. Récemment, elle est devenue mère pour la première fois et nous, grands-parents pour la première fois. Je pourrais m’imaginer qu’elle assume un jour une fonction chez nous. La plus jeune, Marie-Louise, a étudié le design à Pasadena en Californie, puis elle a travaillé à l’international, en Chine. Elle effectue actuellement une année de stage chez nous, au sein de l’é quipe Customer Experience dans le domaine du commerce électronique.

La jeune génération mise sur l’é quilibre entre vie professionnelle et vie privée. Chez vous également?

Cette nouvelle génération le fait très bien, elle sait mettre les gaz et n’oublie pas d’intercaler une phase de récupération.

Combien d’heures le chef travaille-t-il?

Cela dépend, il y a des jours où je rentre chez moi entre 18 et 19 heures, puis à nouveau entre 22 et 23 heures s’il y a quelque chose d’urgent à faire.

Ensemble dans les bons et les mauvais moments

Un vieux dicton dit: la première génération construit, la deuxième gère, la troisième étudie l’histoire de l’art, la quatrième se retrouve sur le déclin.

La quatrième, ce serait nous, et nous en sommes déjà à la cinquième génération – et le succès ne nous lâche pas (rires). Notre famille continue à s’engager avec force et enthousiasme pour nos collaborateurs, notre clientèle et notre marque. Nous avons hérité ces piliers du succès de notre père, avec lequel j’ai travaillé 34 ans dans le même bureau. Si nous gérons tout cela correctement, il ne peut pas y avoir beaucoup de problèmes.

Vous êtes le cauchemar de tout conseiller en entreprise, car la primauté des prestations n'est pas au centre des préoccupations de la famille.

Chez nous, il n’y a pas de «Hire and Fire» [d’embauche suivi de licenciement]. Nous sommes aujourd’hui une grande entreprise de taille moyenne, mais nous avons réussi à conserver l’atmosphère d’une entreprise familiale, au siège social également, où travaillent 950 collaborateurs. On se connaît, on se fait confiance, on se respecte et on s’entraide. Nous voulons traverser ensemble les bons moments, mais également les mauvais. C'est le modèle que nous essayons de suivre avec la famille.

Vous avez surmonté de nombreuses crises sans licencier, n’est-ce pas?

L’entreprise a été fondée en 1884 et a traversé bien des épreuves: deux guerres mondiales, des crises pétrolières, des récessions, le 11-Septembre. A l’é poque, le chiffre d’affaires des couteaux de poche a chuté de 30% et nous avons réussi, grâce à nos efforts communs, à préserver tous les emplois. Cela a fortement contribué à la loyauté.

Une société de conseil vous dirait également que vous pourriez croître beaucoup plus vite si vous vous ouvriez au marché des capitaux ou aux mesures d’efficacité.

En ce qui concerne la production, elle se trompe. Nous avons beaucoup automatisé et misé sur l’efficacité dans l’entreprise, nous pouvons être comparés au principe d'efficacité Kaizen japonais.

Davantage de croissance?

Oui, nous aurions pu croître davantage et plus rapidement. Mais nous n’avons jamais voulu croître à tout prix, la durabilité a toujours été au premier plan. C’est vrai, des dizaines de conseillers ont frappé à notre porte pour nous proposer des entreprises, des parties d’entreprises ou des plans pour des stratégies numériques, pour l’achat de gadgets. Nous avons toujours refusé.

Une manière durable de croître

Toute entreprise a l’ambition de grandir et de faire rayonner sa marque dans le monde, peut-être avec une entrée en bourse qui apporte de nouveaux capitaux. La marque Victorinox a beaucoup plus de potentiel.

Il se peut que nous aurions exploité davantage de potentiel avec un style plus agressif, mais notre manière durable de croître convient à notre famille.

Conquérir les Etats-Unis?

Les Etats-Unis sont notre principal marché, mais il est clair que nous pouvons faire mieux. Nous avons déjà vécu bien des choses aux Etats-Unis (rires). Notre partenaire de distribution était une entreprise cotée en bourse, deux philosophies se sont affrontées – l’entreprise agressive cotée en bourse de New York et l’entreprise familiale durable du canton de Schwyz. Quand ça n'allait plus pour nous, nous avons repris l'entreprise en 2002, nous l'avons retirée de la bourse et nous avons mis en place notre propre management. Cela a rendu les choses plus faciles.

Les démêlés juridiques avec les avocats américains sont restés.

Pendant de nombreuses années. Il s’agissait souvent de litiges sur les marques, par exemple au sujet du Swiss Army Knife. Nous voulions protéger la marque Swiss Army, mais nous nous disputions régulièrement avec notre concurrent suisse de l’é poque, Wenger. A un moment donné, nous avons décidé de coopérer. Finalement, nous avons déposé une marque commune de Victorinox et de Wenger aux Etats-Unis; nous étions ainsi les premières entreprises américaines à le faire. Mais le conflit a continué, simplement avec d’autres entreprises. Je suis allé plusieurs fois au tribunal aux Etats-Unis à l’é poque. Finalement, nous avons gagné et nous avons obtenu la marque Swiss Army.

Vous payez toujours des royalties à l’armée suisse pour les droits de la marque Swiss Army?

Oui, depuis 2004 déjà, et ce contrat est toujours en vigueur. En conséquence, nous payons chaque année des droits de licence sur le chiffre d’affaires des montres et des parfums vendus sous le label Swiss Army.

Combien cela a-t-il coûté au fil des ans? Est-ce suffisant pour acheter un tank?

Non, mais pour quelques fusils d’assaut (rires).

(Photo mad)

Concevoir des vitrines avec nos produits

Pourquoi tant de réticences concernant les droits de marque?

Pendant près de cent ans, nous produisions des couteaux, la gestion de marque n’é tait donc pas une priorité. Nous avons simplement adapté notre production à la demande. Ce n’est qu’après le 11-Septembre que nous avons commencé à protéger davantage notre univers de marque. Nous avons fait un premier pas en 1980, lorsque mon père était très inquiet de toutes les copies venant d’Asie qui nous disputaient le marché. C’est à ce moment-là que nous avons tiré les rênes une première fois au niveau juridique. Mais il y a eu un deuxième effet.

A savoir?

Nous avons réfléchi à la manière de renforcer la marque et avons eu l’idée d’aménager les vitrines avec nos produits. Dans le passé, notre gamme de couteaux était rangée dans des tiroirs, mais depuis qu’il y a des présentoirs dans les vitrines, les ventes ont augmenté d’un tiers.

Vous avez ensuite étendu votre activité à d'autres domaines, le parfum, les articles de plein air, les vêtements, les montres, les valises. Cela ne ressemble pas à une stratégie ciblée.

A la suite de nos succès avec les couteaux de poche, des conseillers et des commerçants du monde entier sont venus nous voir et nous ont demandé si nous ne pouvions pas proposer d’autres produits sous la marque Victorinox, avec la même promesse de produit, la même qualité. Nous avons donc testé, par le biais de sondages, les produits complémentaires que nous pourrions vendre.

A l’é poque, les articles de plein air et de voyage étaient en tête de liste. Mais nous avons d’abord commencé par les montres, la première collection étant née d’une collaboration avec un distributeur américain. Aujourd’hui, nous réalisons 36% de notre chiffre d’affaires avec les couteaux de poche, 34% avec la cuisine et la découpe, 17% avec les articles de voyage, 10% avec les montres et 3% avec les parfums.

Votre incursion dans le monde de la mode a échoué.

Oui, on peut le dire ainsi. Nous y avons mis tout notre cœur, mais à un moment donné, nous avons dû admettre que ce sera un gâchis et que cela ne correspondait pas vraiment à notre marque.

En tant qu’entrepreneur, on prend des risques

Une erreur?

En tant qu’entrepreneur, on prend des risques. Nous aurions certainement dû réagir plus tôt.

Combien d’argent avez-vous perdu? Des dizaines de millions?

Nous avons perdu plusieurs millions, mais nous n’avons jamais mis en jeu plus d’argent que ce que nous pouvions nous-mêmes digérer. Ce fut une journée difficile lorsque je me suis envolé pour les Etats-Unis et que j’ai dû annoncer la fin du projet à l’é quipe qui s’é tait engagée avec une passion incroyable pendant des années.

Vous avez fait des acquisitions aux Etats-Unis et en Suisse, Epicurean et Zena.

Avec Epicurean, nous sommes encore plus présents aux Etats-Unis dans les domaines de la cuisine et de la cuisson.

Epicurean produit des planches à découper en bois. Ce n’est pas premium et cela ne correspond pas à Victorinox.

Si, ce sont des produits de qualité aux Etats-Unis. En fait, les planches sont en papier composite. Et la marque nous a aidés à nous établir plus solidement dans le commerce spécialisé.

Zena produisait des éplucheurs de pommes de terre. Pas de production de masse?

Un éplucheur de pommes de terre fabriqué en Chine n’est pas premium, mais celui de Zena l’est, c’est pourquoi il coûte cinq fois plus cher que celui fabriqué en Chine. La qualité est meilleure, la longévité est plus grande, puis nous offrons un service mondial. L’é plucheur REX est top et également une icône suisse.

Un couteau de poche est un produit analogue

Il y a dix ans, vous avez lancé un couteau de poche avec une clé USB, mais peu de choses sont venues ensuite pour établir un lien avec le monde numérique.

Si, nous avons encore intégré un lecteur MP3 dans un couteau de poche, mais nous avons vite remarqué que ce lecteur s’intégrait mieux dans un téléphone portable. Aujourd’hui, il est clair pour nous qu’un couteau de poche est un produit analogique. Un couteau de poche Victorinox dure bien cinquante ans. Nous recevons même pour révision des couteaux de poche qui ont soixante-dix ans et qui ont peut-être été offerts par le grand-père pour la confirmation. Il y a donc beaucoup de clients et de clientes qui ont une relation émotionnelle avec le couteau. Ce n’est pas le cas pour une clé USB.

Un panneau solaire sur le plateau du couteau de poche ou un hotspot WLAN?

Nous avons tout envisagé, mais le téléphone portable fait beaucoup mieux. De plus, la technologie a une durée de vie beaucoup plus courte qu’un couteau de poche, et il y a aussi la question de l’adaptation aux différents standards technologiques. Non, nous restons analogiques. Les chiffres de vente et la popularité de nos cours de sculpture, qui affichent toujours complet, montrent que le couteau de poche peut également s’imposer dans un monde numérique.

La vente via la boutique en ligne?

Nous avons également commencé relativement tard, quelques années avant le Covid-19. Lorsque la pandémie a éclaté, nous étions prêts et avons connu une croissance de 50% par an. Aujourd’hui, nous sommes encore à 20% aux Etats-Unis et la croissance en Europe est à un chiffre.

Quel est le taux de retour chez Victorinox? Chez Zalando, il est de 50%.

Chez nous, les retours se situent entre 2 et 3%.

La foi chrétienne est importante pour notre famille

Dans vos bureaux et dans la production, il y a des croix en bois. Ne sont-elles pas démodées?

Pas chez nous. La foi chrétienne est importante pour notre famille, elle nous inspire dans notre vie, dans notre travail, mais nous sommes bien sûr ouverts et tolérants envers les autres cultures et religions. Lors de l’embauche, l’arrière-plan religieux ou culturel ne joue absolument aucun rôle. Mais notre famille puise toujours des forces et un soutien dans la foi chrétienne.

Donc pas de chapelet avant la réunion du CA [conseil d’administration]?

Non (rires). Je parle de temps en temps avec le Seigneur et je lui demande de m’aider à prendre des décisions afin que nous trouvions des solutions correctes.

Vous obtenez une réponse de sa part?

Pas directement, mais il me donne de la force et me rappelle nos valeurs.

La vente de l’entreprise est impossible

En 2000, vous avez placé l’entreprise dans une fondation. Un achat est donc exclu, de même qu’une fusion.

A l’é poque, nous avons transféré nos actions à la fondation sans compensation. La famille n’a donc aucune possibilité de retirer des dividendes de l’entreprise. Une vente n’est également pas possible et serait contraire à nos valeurs familiales. Nous voulons au contraire nous assurer, grâce aux réserves, que l’entreprise survivra également à des périodes plus difficiles. Ce qui n’est pas toujours facile.

Vous avez pu reprendre l’entreprise Wenger parce qu’elle était surendettée.

Les banques sont devenues nerveuses lorsque le chiffre d’affaires s’est effondré en 2001 et qu’aucune reprise rapide n’é tait en vue. Notre reprise lors de la crise du 11-Septembre a montré que notre voie était la bonne. Jamais personne de l’entreprise ne s’est enrichi. A quatre-vingts ans, mon père se rendait encore chaque jour au bureau avec un simple vélo. Aujourd’hui, nous réalisons un chiffre d’affaires de plus de 400 millions de francs.

Et la marge bénéficiaire?

Nous ne la publions pas.

Avec le couteau de poche, on a toujours un petit bout de Suisse avec soi

Votre salaire? 400 000 francs?

Pas tout à fait, il y a un trois au début. Encore une fois: la maximisation n’est pas notre truc. Nous faisons ce qui nous convient. Cela vaut pour de très nombreuses entreprises familiales en Suisse. Elles se retiennent et pensent à long terme à leur entreprise, à leurs collaborateurs. Et nous sommes heureux quand tout le monde est passionné par son travail chez nous. Et que notre clientèle soit fière de nos produits. Récemment, une cliente a déclaré à la télévision: Avec un couteau de poche Victorinox, elle a toujours un petit bout de Suisse avec elle.

Et comment se termine l’année 2022?

En 2020, le chiffre d’affaires a plongé de plus de 30% et nous étions dans le rouge, 2021 nous a permis de renouer avec une forte croissance et nous avons également une légère hausse en 2022. Le résultat s’est à nouveau nettement amélioré. Le niveau qu’il atteindra dépendra des ventes de Noël. Pour les couteaux de poche en particulier, les dernières semaines de l’année sont très importantes.

Source: https://www.handelszeitung.ch/unternehmen/victorinox-chef-carl-elsener-verrat-im-interview-dass-er-ab-und-zu-mit-gott-spricht-557207?utm_medium=social&utm_source=linkedin&utm_campaign=article_traffic, 22 décembre 2022

Reproduction avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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