Crise d’approvisionnement à l'horizon

Les causes de la pénurie de chauffeurs sont les salaires de dumping et
les conditions de travail misérables dans l'UE. Un effondrement de
l'approvisionnement est prévisible. (Bild Keystone/AP Photo/Michael
Sohn)

Dumping salarial et conditions de travail misérables pour les chauffeurs routiers

Rapport de la rédaction de «german-foreign-policy.com»

(18 novembre 2021) Une crise d’approvisionnement comme celle que connaît actuellement la Grande-Bretagne menace également l'Allemagne et l'UE en raison de la pénurie croissante de chauffeurs routiers. C'est ce que révèlent les estimations des experts du secteur. Au Royaume-Uni, après des difficultés initiales d'approvisionnement des supermarchés, les stocks d'essence de probablement deux tiers des stations-service ont été épuisés le week-end dernier [fin septembre]; malgré les premiers signes de reprise, la pénurie se poursuit.

Les experts soulignent qu'il manque presque autant de chauffeurs routiers en République fédérale qu'en Grande-Bretagne – et ce manque continue d’augmenter. C'est également le cas dans les pays d'Europe de l'Est et du Sud-Est, qui couvrent une part considérable du trafic de marchandises par camion dans l'UE. La cause de la pénurie de conducteurs est – comme au Royaume-Uni – le dumping salarial et les conditions de travail misérables, avec lesquels, dans l'UE, on compense généralement les travailleurs de la périphérie est et sud-est de l'Europe. Des camionneurs philippins auraient déclaré qu'ils trouvaient de meilleures conditions de travail en Arabie saoudite qu'en Europe.

Plus d'approvisionnement en provenance d'Europe de l'Est

Au Royaume-Uni, la pénurie de chauffeurs routiers, qui pose des problèmes depuis un certain temps, a entraîné des difficultés majeures dans l'approvisionnement en essence depuis le week-end dernier [25/26 septembre]. Les défaillances initiales de l'approvisionnement de quelques stations-service seulement avaient déclenché une vague d'achats de panique vers la fin de la semaine dernière, entraînant la rupture de stock d'environ deux tiers des stations-service et la formation de files d'attente immenses devant les autres. Les experts du secteur prévoient une première détente de la situation dans les prochains jours.1 Cependant, la pénurie de chauffeurs routiers demeure, estimée à environ 100 000 personnes, et affecte non seulement l'approvisionnement des stations-service et des supermarchés, mais aussi l'industrie. Elle est en partie due à la pandémie de Covid-19; en 2020, 25 000 examens de conduite de poids lourds de moins qu'en 2019 ont été passés en raison des confinements.2

La cause principale de cette situation est toutefois les conditions de travail déplorables, qui découragent en particulier les jeunes; l'âge moyen serait aujourd'hui de 55 ans. Enfin, et surtout, le Brexit a également des répercussions: à la fin du mois de mars, le Royaume-Uni comptait 16 000 camionneurs européens de moins qu'un an auparavant. La possibilité de s'approvisionner en Europe de l'Est et du Sud-Est, qui existait jusqu'à la sortie de l'UE, n'est plus d'actualité.

«Les camions comme lieu de vie»

L'Allemagne et d'autres Etats de l'UE connaissent également une pénurie de chauffeurs routiers qui s'aggrave rapidement. Pour l'Allemagne, les associations professionnelles font état d'un déficit de personnel compris entre 60 000 et 80 000 conducteurs. Pour la Pologne, il s'élèverait jusqu'à 120 000 personnes. Selon les rapports, la suspension du service militaire obligatoire en Allemagne contribue dans une certaine mesure à ces causes: La Bundeswehr formerait 10 000 chauffeurs routiers par an, soit deux fois moins qu'auparavant.3

Cependant, les principaux obstacles au recrutement de nouveaux chauffeurs en Allemagne sont les bas salaires et les conditions de travail misérables. Dans la pratique, les chauffeurs routiers sont souvent séparés de leur famille pendant plusieurs mois, doivent faire beaucoup d'heures supplémentaires et passent la nuit dans leur cabine: «Les camions sont des lieux de vie, les stations-service des autoroutes sont leurs ‹chez soi›», comme le dit un rapport récent.4

En outre, il existe souvent une forte pression temporelle, des pratiques d'exploitation illégales de la part des entreprises de transport ainsi que des conditions-cadres juridiques inadéquates avec, en même temps, une application plutôt rudimentaire des lois applicables par des contrôles; les heures de travail excessives, par exemple, seraient encore fréquemment dissimulées par une manipulation délibérée des tachymètres et trop souvent non détectées.

Le dumping salarial, un avantage financier

C’est grâce à l'UE que le dumping salarial et des conditions de travail aussi misérables sont possibles. Les conditions pour cela sont créées par l'écart de prospérité entre les parties occidentale et orientale de l’UE, qui n’a que très peu évolué, en combinaison avec le marché intérieur et la libre circulation des travailleurs. Ainsi, les entreprises allemandes se tournent de plus en plus vers les services fournis par les entreprises de camionnage basées en Europe de l'Est et du Sud-Est, car les salaires et les coûts de main-d'œuvre non salariaux y sont considérablement plus bas; les entreprises de camionnage d'Europe occidentale ont également établi des filiales dans les Etats membres de l'UE de l'Est et du Sud-Est.

Selon une étude commandée par l'UE, l'«avantage financier» que représentent des conducteurs basés dans ces pays est de «plus de 170%».5 Selon cette étude, 62% du transport international de marchandises par camion dans l'UE – le transport transfrontalier de marchandises ainsi que le transport effectué dans un pays par des camions provenant d'un autre pays – est désormais effectué par des véhicules immatriculés en Europe de l'Est ou du Sud-Est. La Pologne occupe de loin la première place avec environ 33% de part de marché; la Lituanie et la Roumanie, environ 6%, ce qui correspond à celle de l'Allemagne.6 En outre, la part des conducteurs d'autres pays européens augmente également pour les camions immatriculés en République fédérale – elle est passée d'à peine 7% en 2012 à près de 20% en 2020.7

Construit sur de bas salaires

L'exploitation systématique des chauffeurs routiers d'Europe de l'Est et du Sud-Est est également favorisée par le fait que plusieurs Etats de la région ont réussi à faire du transport de marchandises routier un pilier de leur économie.

En Pologne, par exemple, l'industrie des transitaires a contribué à environ 6,5% de la production économique en 2018.8 Les services de transport servent également l'industrie automobile et ses équipementiers, qui ont pu augmenter leur production de 127% – du point de vue de la valeur – pour atteindre 27,85 milliards d'euros (2019) depuis que la Pologne a rejoint l'UE en 2004. Elle est désormais le deuxième secteur de l'industrie manufacturière en Pologne. Cette industrie, dominée par des sociétés allemandes telles que Volkswagen, est absolument dépendante du transport par camion.9

La situation est similaire en Hongrie, l'un des principaux sites étrangers de l'industrie automobile allemande, qui assure aujourd'hui 4% de l'ensemble du trafic international de marchandises par camion dans l'UE.10 L'engagement considérable des pays d'Europe de l'Est et du Sud-Est dans des activités économiquement dépendantes, souvent mal rémunérées et offrant des conditions de travail misérables, conduit parfois à des excès qui attirent l'attention du public. Cela ne s'applique pas seulement à la situation des chauffeurs routiers, mais aussi à celle des travailleurs d'Europe de l'Est et du Sud-Est dans l'agriculture allemande, dans les abattoirs allemands et dans les services de soins 24 heures sur 24 en Allemagne (rapport de german-foreign-policy.com).11

«Effondrement de l’approvisionnement en connaissance de cause»

Cependant, la pénurie de camionneurs en Allemagne et en Pologne montre également que le système atteint ses limites. Les entreprises de transport polonaises, en particulier, ont depuis longtemps commencé à recruter des chauffeurs dans les pays situés à l'est de l'UE; avec un peu plus de 20 000 en 2015, leur nombre dépassait déjà 65 000 en 2017.12 Les chauffeurs sont depuis longtemps recrutés non seulement en Ukraine et en Moldavie, mais aussi au Belarus ou au Kazakhstan, et parfois même aux Philippines.

Néanmoins, la demande ne peut plus être satisfaite dans des conditions de dumping salarial et de conditions de travail misérables. Cela peut également s'expliquer par le fait que les conditions sont meilleures ailleurs que dans l'UE: les conducteurs philippins, par exemple, déclarent avoir été mieux traités en Arabie saoudite qu'en Europe.13 Concernant la pénurie de chauffeurs routiers en Allemagne, Dirk Engelhardt, porte-parole du conseil d'administration de l'Association fédérale des transports routiers, de la logistique et de l'élimination des déchets (Bundesverband Güterkraftverkehr Logistik und Entsorgung), déclare que la «situation en Europe occidentale» sera probablement la même qu'au Royaume-Uni actuellement, «seulement avec un léger décalage»: «Nous avertissons que nous courons vers un effondrement de l’approvisionnement en Europe occidentale également, et cela en toute connaissance de cause».14

Dans la crise de transition

Le Royaume-Uni, qui recrute traditionnellement des travailleurs à bas salaires dans ses anciennes colonies, a également dit adieu aux importations à bas salaires en provenance d'Europe de l'Est et du Sud-Est lorsqu'il a quitté l'UE. Il traverse aujourd'hui une crise de transition, et l'on ne sait pas encore comment cela va se terminer.

Dès l'été, il a été signalé que les premières entreprises offraient aux chauffeurs routiers des augmentations de salaire significatives.15 Aujourd'hui, le gouvernement fait également pression pour payer davantage les chauffeurs «au lieu d'inonder le marché avec de la main-d'œuvre bon marché»; il entre ainsi en conflit avec l'industrie qui dépend du transport routier.16 Les conflits se poursuivent.

Source: https://www.german-foreign-policy.com/news/detail/8719/, 30 septembre 2021

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 George Bowden: Petrol supply: Army will be delivering fuel in days – Kwarteng. bbc.co.uk 29.9.2021.

2 How serious is the shortage of lorry drivers? bbc.co.uk 28.9.2021.

3 Eva Fischer: Versorgungsengpass droht. Allein in Deutschland fehlen derzeit 60 000 bis 80 000 Lkw-Fahrer. handelsblatt.com 22.09.2021.

4 Gerhard Schröder: Lange Fahrten für wenig Geld. deutschlandfunkkultur.de 14.09.2021.

5 Regina Weinrich: Kostenvorteil bei über 170 Prozent. eurotransport.de 2.3.2021.

6 Assessment of the impact of a provision in the context of the revision of Regulation (EC) No 1071/2009 and Regulation (EC) No 1072/2009. Final Report. February 2021.

7 Deutsche Verkehrs-Zeitung: Fahrerlöhnereport 2020.

9 Die polnische Wirtschaft. wko.at 23.4.2021.

10 cf. Im Interesse der deutschen Industrie und Europas industriell stärkste Region.

11 cf. Bleibende Schäden (II).

12 Harald Schumann, Elisa Simantke: Das schmutzige Geschäft mit Lkw-Fahrern aus Osteuropa. tagesspiegel.de 8.10.2018.

13 Gerhard Schröder: Lange Fahrten für wenig Geld. deutschlandfunkkultur.de 14.9.2021.

14 Auch in Deutschland fehlen Lkw-Fahrer. tagesschau.de 10.9.2021.

15 Dave Harvey: Brexit and Covid cause big jump in pay for lorry drivers. bbc.co.uk 2.7.2021.

16 Edward Malnick, Daniel Capurro, Sarah Newey, Henry Bodkin: Boris Johnson demands pay rise for lorry drivers. telegraph.co.uk 26.9.2021.

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