Essor et chute du postnationalisme

par Hans-Georg Maassen* et Johannes Eisleben**

(10 mai 2021) réd. Les auteurs traitent ci-dessous de la désintégration des Etats-nations et de la privation des droits de leurs citoyens. En outre, ils constatent la fin de cette évolution. Ce faisant, ils en identifient les causes et décrivent les perspectives possibles.

Depuis cinquante ans, la qualité de l'action de l'Etat et les services qui sortent du cadre de la consommation n'ont cessé de décliner en Occident, parallèlement à un déclin culturel. Dans tous les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), on assiste à une concentration massive de la propriété privée: une partie de plus en plus réduite de la population possède une part croissante de tous les actifs non publics. On estime qu'un pour cent de la population, le groupe le plus riche, possède 70 à 80% de tous les biens privés dans le monde, tandis qu'une proportion croissante de la population ne possède rien du tout ou doit se passer d'un revenu adéquat ou des moyens nécessaires à une vie familiale normale.

Mondialisation économique

Une cause majeure de cette tendance est la mondialisation économique, qui a fait perdre aux pays de l'OCDE un grand nombre d'emplois pour les travailleurs peu qualifiés. Alors que la nouvelle classe ouvrière en Asie et les élites mondiales riches ont bénéficié de cette évolution, la mondialisation a entraîné une perte nette pour les classes inférieures en Occident – malgré le fait que les prix des biens de consommation sont restés relativement stables durant des décennies. Leur exclusion de la chaîne de valeur, ou du moins leur marginalisation économique, ainsi que le nombre croissant de retraités, ont entraîné une augmentation des dépenses publiques absolues et relatives.

Ces besoins supplémentaires ont été financés en partie par des recettes fiscales plus élevées, mais surtout par un accroissement de la dette dans presque tous les pays de l'OCDE. Une grande partie de ces dépenses a été consacrée à la consommation, tandis que l'éducation, la justice, la santé, la sécurité publique et les infrastructures ont été négligées. La concentration des richesses au sein d'une petite élite a été encouragée par la politique budgétaire introduite au début des années 1970, qui a allié le système de la monnaie fiduciaire (la monnaie étant un simple moyen d'échange sans valeur intrinsèque) à celui des réserves fractionnaires (en vertu duquel la banque n'est tenue de détenir qu'une fraction des dépôts bancaires en argent liquide pour les retraits). Ce système favorise automatiquement ceux qui sont déjà riches; d'autre part, il a créé la bulle d'endettement actuelle, qui est sans précédent dans l'histoire.

Migration massive

Dans le même temps, une migration massive s’est amorcée dans la plupart des Etats occidentaux et est tolérée même lorsqu'elle est illégale. En France ou en Grande-Bretagne, par exemple, elle remonte même à la libération d'anciennes colonies. Le nombre d'immigrants a depuis longtemps dépassé celui des assimilés, si bien qu'il a atteint un niveau comparable à celui des migrations vers le territoire de l'Empire romain à la fin de l'Antiquité. L'ampleur de la migration a entraîné des divisions et une fragmentation sociales. Les sociétés parallèles nouvellement apparues, peu familiarisées avec les valeurs occidentales ou les normes des sociétés démocratiques modernes, menacent la société autochtone par la criminalité et une surcharge des systèmes sociaux.

25 ans Loi fondamentale. Carte postale de 1974.
(Illustration wikipédia)

Nouvelle idéologie politique

Ces tendances sont orchestrées par une nouvelle idéologie politique qui remet fondamentalement en question le pluralisme et la démocratie. Au cœur de cette politique se trouvent les politiques d'identité et les droits des minorités, un nettoyage politique de la langue, l'abolition du droit à la liberté d'expression dans les écoles, les universités et les médias, et une propagande agressive appelant à la «protection du climat», à la «solidarité internationale» et à encore plus de migration. Cette idéologie n'est pas seulement encouragée financièrement de manière massive par les parties intéressées, mais elle est également relayée par un appareil de propagande agressif et adaptable, que les médias ainsi que de nombreux politiciens et organisations non gouvernementales contribuent à servir.

Bien que ces évolutions dangereuses rongent nos sociétés et nos Etats, elles sont en même temps saluées comme la plus grande avancée en matière de liberté, d'égalité, de justice sociale et de solidarité que nous ayons prétendument jamais connue. Les objections critiques libérales comme conservatrices, dans la tradition de Hume, Kant, Burke, Mill et Hayek, sont dénigrées comme étant de l'extrémisme, du fascisme ou du complotisme. Le fait que les élites bourgeoises productives aient succombé à cette pression et adopté une position passive et défensive a compliqué davantage l'application des lois pénales et autres ainsi que le maintien de l'Etat de droit. Les pseudo-gauchistes, qui ne défendent nullement les personnes en difficulté ni les personnes à charge, occupent des positions centrales en tant que juges, professeurs d'université, politiciens, journalistes et directeurs de grandes entreprises.

50 ans Loi fondamentale : Timbre-poste de 1999.
(Illustration wikipédia)

Les causes du déclin

Une société démocratique et libre et l'Etat de droit sont des réalisations que nous devons à de dures luttes historiques qui ont permis de surmonter les formes hiérarchiques autrefois statiques de la société, le pouvoir étatique absolutiste et la faible productivité de l'économie agraire. Toutefois, en raison de leur complexité et de leur manque notoire de stabilité, les démocraties de marché ont toujours été vulnérables aux idéologies totalitaires modernes telles que le communisme, le fascisme et le nazisme. Tous les systèmes totalitaires nécessitent un exercice permanent de la violence pour maintenir leur pouvoir et remplacer l'Etat de droit par la tyrannie.

Depuis François Noël Babeuf (1760–1797) – l'un des premiers idéologues des programmes séculaires de rédemption politique –, les hommes politiques et les intellectuels ont souvent été attirés par l'idée d'un Etat total, avec lequel ils espèrent réaliser radicalement un nouvel ordre mondial au nom de la justice, de l'égalité ou, plus récemment, de l'écologie. Ces mêmes forces entendent abolir cette liberté pour laquelle nos ancêtres ont risqué et même sacrifié leur vie dans la lutte contre le féodalisme et l'absolutisme. Mais contrairement aux révolutionnaires d'autrefois, ils ne sont pas reconnus aujourd'hui comme des ennemis de notre ordre social; après tout, ce sont des humanistes, des journalistes, des politiciens professionnels, des bureaucrates de l'UE et de l'ONU, des partisans de la mondialisation économique ainsi que des gestionnaires de sociétés multinationales et de leurs prestataires de services. Ils sont unis par un profond mépris pour les personnes normales, enracinées dans leur région, ainsi que pour leurs traditions et leurs modes de vie, qu'ils ridiculisent ou tentent même d'interdire, comme la chasse ou la consommation de viande.

Depuis les années 1970, la fusion plus ou moins ouverte de la gauche anciennement socialiste avec le libéralisme économique a produit une idéologie, telle qu'elle s'exprime, par exemple, dans l'œuvre tardive de Michel Foucault. Cette idéologie fournit un écran de projection pour les espoirs de rédemption politique des penseurs de gauche, tandis que les mondialistes économiques y voient la justification d'une concentration croissante des biens et des profits mondiaux entre les mains de quelques milliers de familles qui entendent bientôt tout posséder.

La menace – et ce que nous pouvons faire contre elle

Cette transition se déroule en grande partie en secret, et la plupart des citoyens du monde occidental n'en ont jusqu'à présent guère conscience. Mais beaucoup soupçonnent aujourd'hui qu'il ne s'agit pas seulement d'une adaptation de leurs conditions de vie, mais d'un changement fondamental qui menace leurs libertés civiles et les systèmes sociaux occidentaux en tant que tels. Qu'adviendra-t-il de nos politiques démocratiques si nous ne mettons pas un terme à cette évolution ?

Nous devons craindre de finir par vivre dans des sociétés qui sont l'exact opposé de ce pour quoi nos ancêtres et les Allemands de l'Est se sont battus en 1989, c’est-à-dire des systèmes supranationaux non démocratiques et totalitaires. Les forces socialistes et mondialistes semblent s'être alliées pour atteindre ce même objectif. Même les architectes du communisme et d'autres régimes totalitaires savaient qu'il est beaucoup plus facile de transformer une société en un Etat totalitaire en dissolvant les liens familiaux et locaux, en déracinant les gens, en détruisant leurs traditions et leurs cultures nationales. Car ils sont ainsi transformés en une masse anonyme, atomisée, facile à contrôler et à manipuler. L'évolution actuelle des sociétés occidentales semble suivre ce schéma, facilitant l'établissement de structures totalitaires par les ennemis de nos démocraties libres. Depuis les années 1980, nous avons assisté au remplacement de l'enseignement universitaire classique des sciences humaines par un endoctrinement idéologique.

Mais de telles sociétés seraient profondément dystopiques; elles seraient incapables de générer la prospérité ou la cohésion. Seules les nations composées de citoyens libres qui partagent une culture et un état de droit communs parviennent à vivre dans la paix intérieure et extérieure. Seuls ces pays font preuve d'une sphère publique pacifiée, d'une participation et d'une représentation démocratiques; seuls ces pays mettent en place des structures de propriété adéquates et sont pacifiques envers leurs partenaires dans le cadre du commerce international.

L’évolution vers un nouveau totalitarisme n'est pas inéluctable

Cette évolution vers un nouveau totalitarisme n'est pas inéluctable, même si elle est déjà bien avancée. Trois facteurs pourraient la ralentir, voire l'empêcher:

  1. l'éclatement de la bulle de la dette mondiale;

  2. le chaos engendré par les luttes de répartition dans les sociétés accueillant l’immigration;

  3. le réveil des élites bourgeoises et leur volonté de lutter pour notre société libre.

Dans le sillage de la pandémie de covid-19, nous vivons un choc mondial touchant l'offre et de la demande dans tous les pays, d’une ampleur qui n'avait jamais été observée depuis l'année dite sans été de 1816. Ce choc est sur le point de faire éclater la bulle de la dette mondiale. Elle entraînera une contraction massive de l'économie mondiale avec des taux de croissance négatifs de 20 à 30% du PIB.

Cette contraction déclenchera des luttes de répartition matérielle entre les 75% de la population situés aux niveaux les plus bas de la pyramide des revenus, frappant le plus durement le tiers inférieur de la société: migrants, chômeurs autochtones de longue durée, personnes aux revenus précaires et victimes du déclin social induit par la crise. Ces derniers – ainsi que les clans de migrants engagés dans le crime organisé, comme les Tchétchènes en France ou les Libanais en Allemagne – ont les meilleures capacités d'organisation. Les combats généralisés entre ces groupes pourraient remettre en cause le monopole public du recours à la force dans une mesure sans précédent en Occident depuis 1945.

Les perturbations économiques consécutives à l'éclatement de la bulle de la dette et l'ébranlement de l'ordre public induit par la crise pourraient réveiller les classes moyennes de leur torpeur actuelle et leur faire prendre conscience des dangers élémentaires qui pèsent sur la liberté, la propriété, la démocratie et l'avenir de nos enfants. Nous devons comprendre ce qui est en jeu. Nous nous dirigeons vers des temps intéressants. 

Source: https://cato-magazin.de/aufstieg-und-fall-des-postnationalismus, CATO no 1/2021

La version originale en anglais de ce texte a paru sur telospress.com le 11 septembre 2020. (Traduction de l'anglais vers l’allemand par Andreas Lombard, rédacteur en chef de CATO. Traduction vers le français par «Point de vue Suisse»)

* Hans-Georg Maassen, né en 1962 à Mönchengladbach, est titulaire d'un doctorat en droit et est l'un des principaux représentants de l'Union des valeurs conservatives au sein de la CDU. Président de l'Office fédéral de protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz) de 2012 à 2018.

** Johannes Eisleben, médecin et mathématicien, travaillant comme informaticien de systèmes. Il vit avec sa famille près de Munich et publie régulièrement, entre autres dans Junge Freiheit, achgut.com et Tumult.

Page Une du premier numéro de la Feuille fédérale («Bundesgesetzblatt») contant le texte complet
de la «Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne du 15 mai 1949». (Illustration wikipédia)

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