La pénurie d'engrais a entraîné une diminution des récoltes en Afrique

Récolte de céréales en Afrique (Photo © A. Davey/Flickr/CC BY 2.0)

par German Foreign Policy*

(16 janvier 2023) Les sanctions de l'UE exacerbent la crise de la faim en Afrique. L'UE veut maintenant alléger les sanctions sur les livraisons d'engrais russes.

BRUXELLES (Rapport de GFP) – Après un blocus de huit mois, l'UE lève les obstacles à l'approvisionnement des pays africains en engrais russes. Selon les données de l'ONU, la récolte mondiale de céréales a déjà chuté de 2,4% cette année en raison du manque d'engrais. On s'attend à ce que la baisse soit encore plus importante l'année prochaine, jusqu'à 20%. La raison principale est que suite aux sanctions de l'UE, les engrais russes ne peuvent plus être livrés aux pays africains. La Russie est l'un des principaux producteurs d'engrais au monde.

L'UE n'a cessé de le nier publiquement, mais elle a maintenant implicitement reconnu sa responsabilité. Les sanctions existantes ont déjà entravé les livraisons d'engrais à l'Afrique, faisait-on remarquer avant la décision de jeudi de modifier le régime de sanctions. A l'avenir, les Etats de l'UE seront autorisés à alléger les mesures punitives à l'encontre de plusieurs milliardaires russes, si cela facilite les livraisons d'engrais russes aux pays africains. La Pologne et les Etats baltes, qui accordent la priorité à la lutte contre la Russie plutôt qu'à la lutte contre la faim en Afrique, ont opposé une forte résistance à cette mesure.

Des sanctions contradictoires

Les sanctions de l'UE qui affectent les exportations d'engrais russes reposent sur deux éléments. L'un est dirigé contre le secteur dans son ensemble: dans son cinquième train de sanctions contre la Russie, le 8 avril, l'UE avait décrété une interdiction globale d'importation d'engrais russes dans l'UE.1 Dans les mois qui ont suivi cette interdiction, Bruxelles a souligné à plusieurs reprises qu'elle ne s'appliquait pas formellement aux livraisons à des pays tiers, par exemple à ceux d'Afrique. Cependant, de telles livraisons étaient rendues impossibles par le fait que les sanctions de l'UE contre les secteurs des transports et de la finance russes les privaient de leur base logistique et financière nécessaire.

Le 10 août, l'UE a publié une déclaration selon laquelle le transport d'engrais russes, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de l'UE, constituerait une violation des sanctions de l'UE. Le 19 septembre, Bruxelles a corrigé sa position en confirmant que les livraisons d'engrais à des pays non membres de l'UE ne sont pas interdites. Le 7 octobre, l'UE a ajouté que cela s'appliquerait également aux livraisons transitant par le territoire de l'UE, par exemple les ports européens.2

Les règles contradictoires et souvent ambiguës ont provoqué une insécurité considérable – ce qui est très typique des régimes de sanctions occidentaux. En conséquence, les engrais n'étaient toujours pas livrés, même aux pays non membres de l'UE.

L'insécurité comme obstacle

En effet, le deuxième volet du régime de sanctions a été source d'incertitude: les sanctions visant les individus. Le 9 mars dernier, elles visaient également Dmitry Mazepin, milliardaire russe et actionnaire majoritaire d'Uralchem, l'un des plus grands producteurs d'ammoniac au monde.3 L'ammoniac est un ingrédient essentiel des engrais.

Bien que Mazepin ait renoncé à ses parts majoritaires dans Uralchem et les ait ramenées à 48% en mars, l'incertitude a persisté quant à savoir si cela serait suffisant pour faire des affaires importantes avec Uralchem sans risquer de sanctions.

Mazepin a déclaré au «Financial Times» que bien qu'Uralchem et d'autres producteurs russes d'ammoniac et d'engrais ne soient pas formellement soumis à des sanctions, il y a toujours eu, par exemple, des avocats auprès des banques en Europe qui, en raison de l'incertitude, ont mis en garde contre l'ouverture de transactions avec les entreprises russes concernées. «Nous ne pouvons même pas payer le transport lorsqu'il s'agit de fret humanitaire fourni gratuitement à l'Afrique», a déploré Mazepin.4

En revanche, l'UE n'a jusqu'à présent pas pris de sanctions contre les milliardaires russes dont elle dépend des entreprises. C'est le cas de Vladimir Potanin, dont l'entreprise Norilsk Nickel produit 15% du nickel et 40% du palladium utilisés dans le monde: l'UE a elle-même besoin de ces deux matières premières.5 Mais elle peut se passer de l'ammoniac de Mazepin, contrairement aux Etats africains.

De la pénurie d'engrais à la pénurie de nourriture

Depuis le printemps, les pratiques de l'UE en matière de sanctions suscitent un vif mécontentement, en particulier en Afrique. Le 24 mai, le président sud-africain Cyril Ramaphosa s'est plaint lors d'une conférence de presse commune avec le chancelier allemand Olaf Scholz que même les pays qui – comme les Etats africains – n'ont rien à voir avec la guerre en Ukraine, souffrent énormément des sanctions russes.6

Début août, la Banque africaine de développement avait déjà averti que le continent manquait désormais d'environ deux millions de tonnes d'engrais; selon les experts, cela pourrait faire chuter la production agricole africaine de 20% ou plus.7

Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), le nombre de personnes souffrant d'insécurité alimentaire aiguë dans les 82 pays où il est actif – dont de nombreux pays africains – a déjà augmenté d'environ 70 millions en raison de la guerre en Ukraine et des sanctions occidentales.8 Les experts du secteur estiment que la pénurie d'engrais a déjà réduit la récolte de cette année de 2,% par rapport à l'année précédente.9 Or, la pénurie d'engrais affecte généralement la disponibilité des denrées alimentaires avec un retard important.

Premières percées à l'ONU

En conséquence, les Nations Unies s'efforcent depuis le printemps d'inciter l'UE à libérer réellement les engrais russes de ses sanctions. L'accord conclu le 22 juillet sous la médiation de la Turquie, qui a permis à l'Ukraine d'exporter à nouveau des céréales via la mer Noire, a certes obligé officiellement l'UE à autoriser l'exportation d'engrais russes. Mais Bruxelles a continué à se retrancher derrière l'affirmation qu'il n'existait formellement aucune sanction en la matière et a refusé de créer les conditions réelles pour les livraisons d'engrais.

Les Nations Unies ont réussi une première percée en annonçant le 11 novembre que les négociations avaient progressé. Le 12 novembre, Uralchem a annoncé vouloir faire don de 260 000 tonnes d'engrais. Il s'agissait de volumes que les Etats de l'UE bloquaient depuis des mois dans leurs ports. Après de nouveaux retards, un navire transportant 20 000 tonnes d'engrais a pu être libéré en novembre à Rotterdam; il est finalement parti pour approvisionner le Malawi via les ports du Mozambique.10

Cependant, certains pays de l'UE refusent toujours de libérer les engrais russes. La Lettonie, par exemple, a fait savoir qu'elle n'était prête à libérer les cargaisons d'Uralchem – 200 000 tonnes d'engrais – retenues à Riga que s'il était garanti que le groupe n'en tirerait pas un centime.11

L'UE sous pression

Entre-temps, l'UE a subi une telle pression internationale avec son blocus des engrais, notamment dans les pays d'Afrique, qu'elle a été amenée à réagir. C'est ainsi qu'elle a, principalement à l'initiative de membres d'Europe occidentale, atténué ses sanctions contre six milliardaires russes. Les Etats membres de l'UE peuvent désormais rouvrir l'accès à leurs avoirs gelés si cela leur semble nécessaire pour permettre des livraisons d'engrais afin d'éviter la famine. Parmi les six milliardaires figure l'ex-propriétaire majoritaire d'Uralchem, Mazepin.12 La Pologne et les Etats baltes s'étaient farouchement opposés à ces facilités; selon eux, la lutte contre la Russie devait avoir la priorité sur l'approvisionnement de l'Afrique.

Le changement de cap des pays occidentaux de l’UE a manifestement été motivé par la prise de conscience du risque de perdre définitivement le continent africain en poursuivant une politique de sanctions au détriment de tiers: Sur les 35 Etats qui se sont abstenus en octobre lors du vote de l'Assemblée générale de l'ONU sur la condamnation de la politique d'annexion russe, près de la moitié étaient des Etats africains, a-t-on expliqué.

* Les «Informations sur la politique étrangère allemande» (german-foreign-policy.com) sont rassemblées par un groupe de journalistes et de scientifiques indépendants qui observent en permanence la résurgence des aspirations allemandes à la grande puissance dans les domaines économique, politique et militaire. La domination allemande en Europe s'est accélérée depuis la fin des Accords de Potsdam (1991) et a atteint un stade hégémonique en l'espace de deux décennies. Entre-temps, la République fédérale d'Allemagne est considérée comme la puissance dirigeante reconnue de l'UE et se présente en même temps comme une concurrente des Etats-Unis et de la Russie. Le réarmement militaire s'intensifie et vise également la «participation» à l'armement nucléaire. (GFP)

Pour les reconquérir, l'UE est manifestement prête à faire des concessions. On ne sait pas encore si ces concessions permettront effectivement la reprise de toutes les livraisons d'engrais ou si l'on trouvera de nouveaux moyens de les bloquer à nouveau.

Source: https://www.german-foreign-policy.com/en/news/detail/9117, 19 décembre 2022

(Reprise avec l’aimable accord de la rédaction)
(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 L'UE adopte un train de sanctions contre la Russie en raison de son agression militaire contre l'Ukraine. consilium.europa.eu, 8 avril 2022

2 «EU sanctions – latest updated FAQs on the carriage of certain Russian cargoes including coal and fertilisers». standard-club.com, 7 novembre 2022

3 Eleni Varvitsioti, Henry Foy, Valentina Pop: «EU adds 14 more Russian business chiefs to its sanctions list». ft.com, 9 mars 2022

4 Polina Ivanova: «Russian fertiliser billionaire pushes for ammonia exports». ft.com, 13 décembre 2022

5 Katharina Wagner: «Der Oligarch ohne Sanktionen». faz.net, 31 mai 2022

6 Ramaphosa: «Russia sanctions hurt ’bystander’ countries». dispatchlive.co.za, 25 mai 2022

7 Cf. «Die Hungermacher»

8/9 Sam Fleming, Andy Bounds: «Member states press EU to amend sanctions to unblock Russian food shipments». ft.com, 7 décembre 2022

10 «How a donation of fertilizers for countries in Africa comes not a minute to soon». wfp.org, 9 décembre 2022.

11 «Russian mineral fertilizers released following request from Guterres». bnn-news.com, 12 décembre 2022.

12 Andrew Rettman: «Russian fertiliser kings to get EU sanctions relief». euobserver.com, 16 décembre 2022

13 Sam Fleming, Andy Bounds: «Member states press EU to amend sanctions to unblock Russian food shipments». ft.com, 7 décembre 2022.

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