Marché financier – Une sécurité trompeuse

Rüdiger Rauls (Photo rubikon.news)

par Rüdiger Rauls,* Allemagne

(6 juin 2023) Pendant des décennies, l’or et les obligations d’Etat américaines ont été considérés comme les placements sûrs par excellence. En ce qui concerne les titres américains, le capitalisme lui-même a révélé que cette profession de foi n’était qu’un leurre. Les titres de la dette américaine deviennent de plus en plus un problème pour les banques et le shadow banking.

Changement de contexte

Si la crise financière mondiale de 2007/8 avait été déclenchée par des placements hautement spéculatifs, la crise actuelle a justement pour origine le contraire. Les emprunts d’Etat américains, apparemment solides, ont perdu jusqu’à présent environ 30% de leur valeur en raison des hausses de taux d’intérêt de la banque centrale américaine. Outre les investisseurs, les banques qui ont placé une grande partie de leurs fonds propres dans ces titres sont particulièrement touchées. Leur argent devait ainsi non seulement rapporter des intérêts, mais aussi être disponible rapidement à tout moment.

Mais l’investissement dans les emprunts d’Etat avait aussi une autre raison d’être: ils ne doivent pas être garantis contre le défaut de paiement par un dépôt de fonds propres comme d’autres titres ou placements. En effet, la science économique part du principe que les Etats ne peuvent pas devenir insolvables, raison pour laquelle les obligations d’Etat n’ont pas besoin d’une garantie particulière. Mais dans son détachement du monde, les faillites d’Etat de l’Argentine au Zimbabwe semblent lui avoir échappé jusqu’à présent. De même que le fait que les Etats-Unis, le plus grand débiteur du monde, titube actuellement et pour la énième fois au bord de l’insolvabilité.

En tout cas, depuis la faillite de Lehman Brothers, de nombreux citoyens et Etats sont plus critiques vis-à-vis du système financier mondial. La confiance aveugle dont jouissaient ses institutions jusqu’en 2007 a fait place à une méfiance largement répandue. A cela s’ajoute le fait que les citoyens disposent aujourd’hui de tout autres possibilités pour se soustraire à l’emprise des établissements financiers.

Le citoyen numérique

La numérisation de la vie ne s’est pas arrêtée aux banques et aux comptes. Les banques ont su tirer profit des opportunités offertes par la numérisation. De plus en plus de tâches bancaires ont été transférées au titulaire du compte. Il prenait lui-même en charge la gestion de son compte. Avec leurs logiciels, les banques ne faisaient plus que fournir le cadre des opérations bancaires. Cela leur a permis de réaliser d’énormes économies. Les succursales pouvaient être fermées, les collaborateurs licenciés par milliers ou les emplois libérés ne devaient plus être occupés.

En confiant la gestion des comptes au titulaire du compte, les banques ont toutefois également abandonné le contrôle des comptes. Cela se paie aujourd’hui dans la crise bancaire actuelle. En effet, en quelques clics de souris, le titulaire d’un compte peut aujourd’hui transférer son avoir d’une banque à une autre, sans que la banque ne puisse jusqu’à présent exercer une quelconque influence. Si en 2007/8, on avait encore la possibilité de fermer des guichets bancaires pour faire face à l’afflux de clients, cela n’aurait plus aucun effet aujourd’hui.

A l’époque, la parole de la chancelière suffisait à retenir les clients chez eux. Aujourd’hui, ils n’ont même plus besoin de se rendre à la banque, ils prennent d’assaut les banques depuis chez eux. Les banques américaines ont clairement ressenti ce changement au cours des dernières semaines. Dès que des doutes ont été émis sur la solidité de la Silicon Valley Bank, les clients ont retiré des milliards en quelques secondes et les ont transférés vers les grands établissements financiers, considérés comme plus sûrs justement en raison de leur taille.

Aux premiers signes de faiblesse de la Silicon Valley Bank, les investisseurs ont retiré «42 milliards de dollars de dépôts en seulement cinq heures».1 Pour la première fois, les dirigeants des marchés financiers semblent avoir pris conscience des dangers qui pourraient les guetter. Le superviseur en chef de la Banque centrale européenne (BCE), Andrea Enria, a évoqué «le côté obscur de la numérisation. Celle-ci permet aux clients d’une banque de s’échapper très rapidement. […] Une telle rapidité de retrait des dépôts n’a jamais existé auparavant».2 Ce qui a commencé comme une opportunité bienvenue de réaliser des économies risque désormais de se révéler être une catastrophe pour le système bancaire, l’autogestion numérique du titulaire du compte.Des guérisseurs capitalistes

Ce qui n’avait pas été reconnu jusqu’ici comme un danger latent, mais qui est devenu dramatiquement évident, ne s’est pas produit sans raison. L’évolution des banques américaines de taille moyenne s’explique par les hausses de taux d’intérêt de ces derniers mois. Celles-ci sont censées lutter contre l’inflation qui s’est abattue sur les pays occidentaux avec une violence inconnue. Ce qui, au sens strict, n’est rien d’autre qu’une hausse des prix,3 doit désormais être combattu par l’arme universelle qu’est la politique des taux d’intérêt. C’est comparable au médecin qui administre des antibiotiques lorsque l’agent pathogène n’est pas clair.

Ces médicaments, tout comme la politique monétaire, peuvent être efficaces, mais ils peuvent aussi affaiblir davantage les défenses immunitaires. Dans le cas des banques américaines, la politique de hausse des taux d’intérêt a l’effet inverse. De nouvelles obligations sont proposées sur le marché avec un taux d’intérêt plus élevé. Le taux d’intérêt des anciennes n’est pas affecté, car il est fixe pour la durée de l’obligation. Néanmoins, leur rendement augmente, car les cours des anciennes obligations baissent.4 Cela signifie que les anciennes obligations, que de nombreuses banques détiennent dans leur bilan en tant que fonds propres, perdent de la valeur, et donc les fonds propres.

Dans le cas de la Silicon Valley Bank, cela a fait réagir l’agence de notation Moodys, qui a cru devoir réévaluer la note de la banque. Les banques centrales ne s’attendaient manifestement pas à de telles répercussions de leurs mesures. En tout cas, la FED a semblé très surprise. En un clin d’œil, elle a injecté des fonds et modifié ses plans en matière de hausse des taux d’intérêt. Ce n’est pas la première fois que les dirigeants du monde financier occidental montrent clairement par leurs actions qu’ils ne comprennent pas le capitalisme.

C’était déjà le cas avant la crise de 2007/8, lorsque les agences de notation ont proposé une composition des certificats ABS qui, selon elles, était à l’abri des défaillances. Quelques mois plus tard, ce sont justement ces certificats qui ont failli provoquer l’effondrement du capitalisme financier occidental. C’est difficile à croire, mais les représentants du capitalisme ne savent pas comment il fonctionne. D’un autre côté, il n’est justement pas étonnant d’ingurgiter les théories confuses de la science économique bourgeoise, mais de mettre Marx de côté comme étant dépassé ou réfuté.

Une médecine amère

Les augmentations des taux d’intérêt aggravent les problèmes; on s’y tient malgré tout, comme le montrent les nouvelles hausses de la FED et de la BCE. L’inflation ne baisse guère, mais l’activité économique, elle, diminue. Ce qui augmente, ce sont les dettes et l’incertitude des investisseurs. Ceux-ci se réfugient dans les grands établissements bancaires que l’on croit sûrs. La seule question qui se pose est de savoir qui sauvera la nouvelle UBS, élargie au Credit Suisse, si ses fonds propres fondent sous l’effet de la hausse des taux d’intérêt ou de la baisse des cours des obligations.

Pour retrouver des liquidités après le retrait des dépôts de ses clients, la Silicon Valley Bank avait vendu des emprunts d’Etat américains et réalisé des pertes qui avaient ébranlé sa base de fonds propres. La même situation s’est produite pour les autres banques américaines qui ont trébuché sous l’effet des hausses de taux d’intérêt. Ce processus ne se limite pas aux Etats-Unis. «Le Groupe des caisses d’épargne a donc lui aussi dû faire face à des corrections de valeur de 7,8 milliards d’euros l’année dernière.»5

Même si, selon le Fonds monétaire international (FMI), le risque de pertes dormant encore dans les livres est plus élevé aux Etats-Unis qu’en Europe, il faut aussi voir que cette évolution n’est pas encore arrivée à son terme. Des surprises sont toujours possibles, auxquelles personne ne s’attendait jusqu’à présent. Car jusqu’à présent, les failles n’ont éclaté qu’en surface, c’est-à-dire au niveau des banques.

Sous le radar

Les effets de l’augmentation des taux d’intérêt ne sont pas encore perceptibles dans le domaine des financeurs immobiliers, lorsque des financements de raccordement doivent être mis en place, en particulier pour l’immobilier commercial. Là encore, les banques régionales sont en première ligne, car elles sont généralement les premiers interlocuteurs possibles pour le financement immobilier. Les établissements de taille moyenne sont particulièrement vulnérables en raison de leur capitalisation plus faible que celle des grandes banques.

Les clients sont confrontés au problème suivant: d’une part, les taux d’intérêt pour les financements de suivi ont considérablement augmenté, mais d’autre part, la valeur du bien immobilier a chuté en raison de la baisse de la demande et représente donc moins de garantie pour un nouveau crédit. Combler cet écart ne devrait pas être facile pour de nombreux clients, mais aussi pour les banques. En effet, ces conditions modifiées affectent les banques dans leurs possibilités d’octroi de crédit. Il est donc à craindre que de nombreux promoteurs et sociétés immobilières devront faire appel à un administrateur judiciaire et que les banques se retrouveront avec des créances irrécouvrables.

Les plus grands dangers se cachent toutefois dans les banques dites de l’ombre. En font partie les fonds de capital-investissement, les fonds du marché monétaire et les fonds spéculatifs. Contrairement aux banques commerciales, ils sont beaucoup moins contrôlés par les autorités de surveillance bancaire. Cela a eu pour conséquence que les activités à haut risque des banques ont justement été externalisées vers ces banques de l’ombre afin de les soustraire au contrôle des autorités de surveillance bancaire. Les derniers chiffres du Conseil de stabilité financière de Bâle révèlent les mines enterrées ici: «Les actifs détenus par les banques de l’ombre représentent désormais la moitié du volume mondial.»6

Cela montre clairement les risques qui pèsent sur le système financier mondial si ces complexes devaient être ébranlés ou même vaciller suite à de nouvelles décisions politiques des banques centrales et des politiciens. Il est probable que toutes les banques centrales du monde occidental ne soient pas en mesure de mobiliser suffisamment de moyens pour empêcher un effondrement par des aides en liquidités.

* Rüdiger Rauls est né en 1952. Il est photographe professionnel et auteur de plusieurs livres. Les plus connus sont «Wie funktioniert Geld?», «Zukunft Sozialismus», «Kolonie Konzern Krieg» et «Die Entwicklung der frühen Gesellschaften».

Source: https://ruedigerraulsblog.wordpress.com/2023/05/13/trugerische-sicherheit, 13 mai 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) du 3.5.2023: Stresstest für Bankenaufseher.

2 ibid.

3 Cf. à ce sujet: Rüdiger Rauls – Inflation et inondations

4 Cf. à ce sujet: Rüdiger Rauls – Les banques centrales en difficulté

5 Frankfurter Allgemeine Zeitung du 3.5.2023: Stresstest für Bankenaufseher.

6 Frankfurter Allgemeine Zeitung du 2.5.2023: Die im
Dunkeln sieht man nicht.

Retour