Bruxelles et Washington sous pression

Ralph Bosshard (Photo
nachdenkseiten.de)

par Ralph Bosshard, lieutenant-colonel EMG*

(7 février 2022) Le 17 décembre 2021, le ministère russe des Affaires étrangères a publié des projets d’accords de garanties de sécurité mutuelles entre la Russie et l'OTAN,1 ainsi qu'entre la Russie et les Etats-Unis.2 Les premiers commentaires de la part des gouvernements occidentaux et de la presse ont été réservés. Les propositions russes, qui reflètent certaines des caractéristiques fondamentales de la pensée militaire russe, nécessitent en effet un examen approfondi.Le simple fait que la Russie a publié deux propositions distinctes fait déjà dire aux transatlantistes invétérés que la Russie tente de dissocier les Etats-Unis des questions de sécurité européenne. Les tensions croissantes en Asie de l'Est, où l'OTAN n'est pas présente, rendent pourtant une telle approche nécessaire.

Il est réjouissant de constater que la Russie continue, selon toute apparence, de considérer l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) comme la principale organisation de sécurité collective. Le fait que trois des cinq documents mentionnés dans le projet d'accord entre l'OTAN et la Russie aient été rédigés dans le cadre de l'OSCE montre que la Russie souhaite s'en tenir aux acquis de l'OSCE. Il est dommage que certains Etats d'Europe occidentale traitent cet instrument avec un certain manque de respect.3

Les mesures proposées pour éviter les incidents potentiellement dangereux en mer et dans les airs auraient dû être prises depuis longtemps. Le récent incident au-dessus de la mer Noire, au cours duquel un avion de reconnaissance américain s'est dangereusement approché d'un avion de ligne russe, a montré plus que clairement les risques du jeu actuel du chat et de la souris au-dessus des mers.4

Bien entendu, le Kremlin souhaiterait également voir la fin des opérations occidentales de «liberté de navigation», au cours desquelles des navires de guerre pénètrent dans des eaux territoriales contestées. Néanmoins, il est logique que les Occidentaux souhaitent faire comprendre qu'ils continuent à considérer les eaux territoriales autour de la Crimée comme ukrainiennes. Toutefois, cet objectif serait également atteint si des navires non armés pénétraient dans les eaux contestées. Il n'en résulte pas de danger supplémentaire important pour un navire non armé, car les navires de guerre sont fortement limités dans l'utilisation de leurs capteurs pendant ce que l'on appelle un «passage innocent» et sont donc, sinon aveugles, du moins myopes.5

Renoncer à l'élargissement de l'OTAN

Le renoncement au stationnement de troupes des «anciens» Etats membres de l'OTAN avant 1997 sur le territoire des «nouveaux» Etats membres, comme le demande la Russie, ne doit pas signifier une diminution de la sécurité pour ces derniers, si le déploiement de troupes pour la défense de ces Etats peut être préparé et exercé, comme c'est actuellement le cas pour la Biélorussie. Tous les ans, la Russie et la Biélorussie organisent à cet effet des exercices militaires communs.6 Si de tels exercices sont suivis par des observateurs internationaux des deux côtés, la nervosité devrait également être limitée. L'instrument pour de telles missions de vérification est en principe disponible sous la forme du «Document de Vienne» de l'OSCE.

La proposition de renoncer au déploiement de missiles à courte et moyenne portée dans l'article 5 du projet de traité doit être considérée comme une offre pour les Européens de l'Est, qui craignent être le théâtre d'une intervention nucléaire si la nouvelle guerre froide actuelle devait s'intensifier. Il est possible qu'ils ressentent les mêmes craintes que lors de la guerre froide dans les deux Etats allemands. A l'époque, on craignait que les superpuissances ne s'entendent sur un armistice après une guerre nucléaire dévastatrice en Allemagne.

Il convient de noter ici que la Russie propose à l'OTAN de renoncer au déploiement de missiles à courte et moyenne portée, mais pas d'en interdire le développement et la construction. Une réactivation du Traité sur les missiles à moyenne portée INF [Intermediate Range Nuclear Forces Treaty] est illusoire, car les Etats-Unis souhaitent, de manière compréhensible, conserver l'option de développer des missiles à moyenne portée, la Chine n'en ayant jamais été empêchée par un traité correspondant. C'est compréhensible. Ce qui est malhonnête, c'est de rendre la Russie responsable de la fin du traité INF.7

Bien entendu, les transatlantistes invétérés refuseront la renonciation demandée à l'admission de l'Ukraine et à d'autres anciennes républiques de l'Union soviétique dans l'OTAN, car selon leur lecture, chaque pays doit avoir la liberté de choisir son alliance. On peut se demander si Cuba avait vraiment la liberté de choisir son alliance défensive et de déployer des troupes et des armes pendant la guerre froide.

La demande d'adhésion de nouveaux membres serait encore acceptable si l'OTAN était la même alliance défensive que pendant la guerre froide. Mais depuis la fin de cette dernière, l'OTAN dans son ensemble et les principaux pays membres de l'OTAN ont mené des guerres d'agression contraires au droit international.8

Il est conforme à la mentalité russe de prendre les mesures nécessaires avant même qu'un conflit potentiel n'éclate, afin qu'un agresseur soit dans l’obligation de lancer une attaque dans des conditions défavorables. Dans les années trente, l'Union soviétique, sous la direction du ministre des Affaires étrangères Litvinov et de l'ambassadeur Maiski, avait déjà poursuivi une stratégie d'encerclement de l'Allemagne nationale-socialiste dans ce but précis.9 Pour la Russie, qui a toujours dû s'attendre dans son histoire à des guerres sur deux ou plusieurs fronts, une telle pensée n'est pas surprenante.

Avec ses propositions concernant les exercices militaires dans l'article 7, la Russie poursuit également les intérêts légitimes en matière de sécurité de ses alliés au sein de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), notamment de la Biélorussie. Tout comme les Etats-Unis, la Russie ne peut pas se permettre d'exposer un allié qui n'a jusqu'à présent pas menacé ses voisins de quelque manière que ce soit.

Dans le projet de traité avec les Etats-Unis, il convient de remarquer que la Russie propose de renoncer au déploiement d'armes stratégiques – y compris nucléaires – en dehors de son territoire. Cela signifierait sans doute aussi la fin des vols de patrouille de bombardiers stratégiques.

Du côté de la partie adverse, l'acceptation de cette proposition entraînerait le retrait de toutes les armes nucléaires américaines restantes en Europe et donc la fin du partage nucléaire des pays d'Europe occidentale. Les armes nucléaires de la Grande-Bretagne et de la France ne seraient toutefois pas concernées. Ce dernier point doit être considéré comme une concession de la Russie à l'égard de ces deux Etats, et le premier semble d'autant plus urgent qu'il a déjà été question d'un partage nucléaire de la Pologne, ce qui ne serait probablement acceptable ni pour la Russie ni pour la Biélorussie.

Conclusion

Dans l'ensemble, la Russie a proposé une série de mesures qui susciteront probablement des réactions divergentes de la part des différents pays occidentaux. Certains parleront de tentatives de la Russie de diviser l'OTAN.

L'OTAN a été créée en 1949 pour contrer une menace perçue à l'époque et a été contrainte de justifier son existence en permanence après la fin de la guerre froide. La division potentielle de l'OTAN est davantage le résultat de son élargissement après 1998 que de la «propagande russe».

Dans les semaines et les mois à venir, la Russie pourrait tenter de faire pression sur certains pays de l'OTAN par le biais d'exercices militaires et de montrer aux candidats potentiels à l'adhésion que l'OTAN ne pourrait pas non plus les protéger militairement. Mais il suffira probablement que le Kremlin se refuse à une révision des Accords de Minsk pour le règlement du conflit en Ukraine et autour de l'Ukraine, ainsi qu'au développement du document de Vienne pour des mesures de confiance et de sécurité. Cela devrait suffire pour le moment.

C'est l'Ukraine qui protestera le plus vigoureusement contre les propositions de la Russie. On peut se demander si elle parviendra à convaincre l'ensemble de l'OTAN de rejeter les propositions russes. C'est là que l'on verra jusqu'où l'Occident est prêt à suivre Kiev. En rejetant les propositions de Moscou, l'OTAN se donnerait elle-même une mauvaise image. Bruxelles et Washington sont contraints de réagir.

* Ralph Bosshard a été officier de carrière de l'armée suisse, notamment instructeur à l'école d'Etat-major général et chef de la planification des opérations à l'Etat-major de conduite de l'armée. Après avoir suivi une formation à l'Académie d'Etat-major général de l'armée russe à Moscou, il a servi comme conseiller militaire spécial du représentant permanent de la Suisse auprès de l'OSCE, comme Senior Planning Officer dans la Special Monitoring Mission to Ukraine et comme officier d'opération dans le Groupe de planification de haut niveau de l'OSCE. Dans la vie civile, Ralph Bosshard est historien (master, Université de Zurich). Nous le remercions pour cette évaluation très objective et experte des projets d'accords de la Russie du 17/12/2021.

Source: https://www.nachdenkseiten.de/?p=79226, 21 décembre 2021. Avec l'aimable autorisation de la rédaction et de l'auteur.

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 Cf. le projet de traité sur le site du ministère russe des Affaires étrangères en anglais à l'adresse https://mid.ru/ru/foreign_policy/rso/nato/1790803/?lang=en&clear_cache=Y. Il est inutile de critiquer le fait que la Russie parle des pays membres de l'OTAN et non de l'OTAN elle-même. Les premiers sont des sujets du droit international, mais l'OTAN en tant que telle ne l'est pas.

2 Cf. ibid. à l'adresse https://mid.ru/ru/foreign_policy/rso/nato/1790818/?lang=en.

3 Il convient de rappeler que dans le contexte du conflit en/autour de l'Ukraine, les pays de l'OTAN ont commencé en 2014 à détourner le soi-disant «Document de Vienne sur les mesures de confiance et de sécurité» de l'OSCE pour établir une présence permanente d'officiers de l'OTAN en Ukraine. Par la suite, la Russie a empêché le développement du Document de Vienne, dont la version en vigueur est disponible en ligne à l'adresse suivante: https://www.osce.org/files/f/documents/b/e/86599.pdf. Le traité «Ciel ouvert» a été dénoncé par les Etats-Unis en novembre 2020. Les autres pays membres de l'OTAN n'ont pas suivi cette démarche. Cf. Zeit Online: «Open Skies Abkommen, Nato-Partner verwehren USA die Unterstützung», 22.05.2020, en ligne sur https://www.zeit.de/politik/ausland/2020-05/open-skies-abkommen-nato-treffen-usa-rueckzug. Le texte du traité est disponible en ligne sur https://www.osce.org/files/f/documents/a/7/14129.pdf.

4 Un avion de ligne de la compagnie aérienne russe Aeroflot, qui volait de Tel-Aviv à Moscou le 3 décembre dernier, a été contraint de changer d'urgence d'altitude de vol près de Sotchi en raison des «actions imprudentes» de l'équipage d'un avion de reconnaissance de l'armée de l'air américaine; cf. https://twitter.com/attilaXT/status/1467150527368728580.

5 Sur les restrictions pendant un «passage innocent», cf. Eleanor Freund: «Freedom of Navigation in the South China Sea: A Practical Guide», in: Harvard Kennedy School, Belfer Center for Science and International Affairs, en ligne sur https://www.belfercenter.org/publication/freedom-navigation-south-china-sea-practical-guide. Bien que les Etats-Unis n'aient pas ratifié la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), ils la font appliquer dans le monde entier.

6 C'est ce qui s'est passé lors des exercices «ZAPAD» de 2017 et 2021. Concernant l'exercice «Zapad-21», cf. les informations officielles du ministère de la Défense biélorusse sur https://www.mil.by/ru/news/137264/ et du ministère de la Défense russe sur https://function.mil.ru/news_page/country/more.htm?id=12378427@egNews (tous deux en russe). Cf. https://cepa.org/russias-zapad-21-lessons-learned/. Selon les informations du ministère de la Défense biélorusse, dans le cadre de «Zapad-21», des troupes russes de la 1ère armée blindée se trouvaient en Biélorussie au nombre de 2498 soldats, avec 72 chars de combat, 40 véhicules blindés de combat d'infanterie et 51 pièces d'artillerie ou lance-roquettes (lance-roquettes multiples, MLRS en anglais).

7 Comme le fait le ministère allemand des Affaires étrangères. Cf. la page d'accueil du AA : «Fin du traité INF», en ligne sur https://www.auswaertiges-amt.de/de/aussenpolitik/themen/abruestung-ruestungskontrolle/aus-inf-vertrag/2236922. Avant la dénonciation du traité par les Etats-Unis, des accusations réciproques sur sa prétendue violation avaient été formulées pendant des années. Cf. «U.S. Department of State`s Annual Report on Adherence to and Compliance with Arms Control, Nonproliferation, and Disarmament», Washington, 14 avril 2017, en ligne sur https://www.state.gov/2021-adherence-to-and-compliance-with-arms-control-nonproliferation-and-disarmament-agreements-and-commitments/.

8 Par exemple, selon le gouvernement suisse, la campagne de guerre aérienne contre la Serbie en 1999 n'est pas couverte par une décision nécessaire du Conseil de sécurité de l'ONU. Cf. «Pratique de la neutralité de la Suisse – aspects actuels Rapport du groupe de travail interdépartemental» du 30 août 2000, p. 8f., en ligne sous https://www.eda.admin.ch/. Le rapport évite le terme d'«agression contraire au droit international», mais sur le fond, cela ne fait guère de doute. Cf. «Quittung für den Kosovo-Einsatz. Krim-Invasion ist völkerrechtswidrig», sur NTV, 4 mars 2014, en ligne sur https://www.n-tv.de/politik/Krim-Invasion-ist-voelkerrechtswidrig-article12390256.html, et Goran Goic: «Es gab nur schlechtere Alternativen», sur Deutsche Welle 10 juin 2009, en ligne sur https://www.dw.com/de/es-gab-nur-schlechtere-alternativen/a-4315179. D'autres interventions sous la direction des pays de l'OTAN contre l'Irak, l'Afghanistan et la Libye, pour ne citer que trois exemples, sont pour le moins très controversées du point de vue du droit international.

9 Pour Litvinov, cf. l'entrée dans la Grande encyclopédie soviétique, en ligne sur http://bse.sci-lib.com/article070721.html, en russe. Les journaux de Maiski ont été publiés en 2016. Cf. Ivan Maiski: «Die Maiski-Tagebücher. Ein Diplomat im Kampf gegen Hitler». 1932–1943, éd. par Gabriel Gorodetsky, Munich 2016; recensions en ligne sous https://www.perlentaucher.de/buch/iwan-maiski/die-maiski-tagebuecher.html. Cf. Marti : «Diplomat Iwan Maiski. Im Pelzmantel für die Weltrevolution», in: Spiegel Politik, 10 septembre 2016, en ligne sur https://www.spiegel.de/spiegel/diplomat-iwan-maiski-tagebuecher-aus-dem-zweiten-weltkrieg-a-1112000.html.

Retour