Comment les Etats-Unis et Israël ont détruit la Syrie et ont appelé cela «la paix»
par Jeffrey D. Sachs,* USA
(20 décembre 2024) L’ingérence américaine, à la demande de l’extrême droite israélienne de Netanyahou, a laissé le Moyen-Orient en ruines, avec plus d’un million de morts et des guerres ouvertes faisant rage en Libye, au Soudan, en Somalie, au Liban, en Syrie et en Palestine, et avec l’Iran sur le point de se doter d’un arsenal nucléaire.
Pour reprendre les célèbres lignes de Tacite, historien romain,
«Ravager, massacrer, usurper sous de faux titres, c'est ce qu'ils nomment empire; et là où ils créent un désert, c’est ce qu’ils nomment la paix.»
A notre époque, ce sont Israël1 et les Etats-Unis qui créent un désert et l’appellent la paix.
L’histoire est simple. En violation flagrante du droit international,2 le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et ses ministres revendiquent le droit de régner sur sept millions d’Arabes palestiniens. Lorsque l’occupation israélienne des terres palestiniennes conduit à une résistance militante, Israël qualifie cette résistance de «terrorisme» et demande aux Etats-Unis de renverser les gouvernements du Moyen-Orient qui soutiennent les «terroristes». Les Etats-Unis, sous l’emprise du lobby israélien, entrent en guerre pour le compte d’Israël.
La chute de la Syrie cette semaine est le point culminant de la campagne israélo-américaine contre la Syrie qui remonte à 1996 avec l’arrivée de Netanyahu au poste de Premier ministre.
La guerre israélo-américaine contre la Syrie s’est intensifiée en 2011 et 2012, lorsque Barack Obama a chargé secrètement la CIA de renverser le gouvernement syrien dans le cadre de l’opération «Timber Sycamore». Ces efforts ont finalement porté leurs fruits cette semaine, alors que la guerre en Syrie a fait plus de 300 0003 morts depuis 2011.
La chute de la Syrie a été rapide en raison de plus d’une décennie de sanctions économiques écrasantes, des charges de la guerre, de la saisie du pétrole syrien par les Etats-Unis, des priorités de la Russie concernant le conflit en Ukraine et, avant tout, des attaques d’Israël contre le Hezbollah, qui était le principal soutien militaire du gouvernement syrien.
Il ne fait aucun doute qu'Assad a souvent affaibli sa propre position et qu'il a été confronté à un fort mécontentement interne, mais son régime a été la cible d'attaques des Etats-Unis et d'Israël pendant des décennies, dans le but de provoquer sa chute.
Avant que la campagne américano-israélienne visant à renverser Assad ne commence sérieusement en 2011, la Syrie était un pays à revenu intermédiaire qui fonctionnait et se développait. En janvier 2009, le conseil d’administration du FMI4 s’est exprimé en ces termes:
«Les administrateurs se sont félicités des bons résultats macroéconomiques enregistrés par la Syrie ces dernières années, qui se sont traduits par une croissance rapide du PIB non pétrolier, un niveau confortable de réserves de change et une dette publique faible et en baisse. Ces résultats reflètent à la fois la vigueur de la demande régionale et les efforts de réforme déployés par les autorités pour passer à une économie davantage axée sur le marché.»
Depuis 2011, la guerre permanente d’Israël et des Etats-Unis contre la Syrie (bombardements, djihadistes, sanctions économiques, saisie par les Etats-Unis des champs pétroliers syriens) a plongé le peuple syrien dans la misère.
Dans les deux jours qui ont suivi l’effondrement du gouvernement, Israël a mené environ 480 frappes dans toute la Syrie et a complètement détruit la flotte syrienne à Lattaquié. Poursuivant son programme expansionniste, le Premier ministre Netanyahou a revendiqué illégalement le contrôle de la zone tampon démilitarisée du plateau du Golan et a déclaré que le plateau du Golan ferait partie de l’Etat d’Israël «pour l’éternité».
L’ambition de M. Netanyahou de transformer la région par la guerre, qui remonte à près de trois décennies, se déroule sous nos yeux. Lors d’une conférence de presse5 tenue le 9 décembre, le Premier ministre israélien s’est vanté d’une «victoire totale», justifiant ainsi le génocide en cours à Gaza et l’escalade de la violence dans toute la région:
«Je vous le demande, imaginez seulement que nous ayons écouté ceux qui nous disaient sans cesse ‹il faut arrêter la guerre› – nous ne serions pas entrés à Rafah, nous ne nous serions pas emparés du corridor de Philadelphie, nous n’aurions pas éliminé Sinwar, nous n’aurions pas surpris nos ennemis au Liban et le monde entier avec une audacieuse opération stratégique, nous n’aurions pas éliminé Nasrallah, nous n’aurions pas détruit le réseau souterrain du Hezbollah et nous n’aurions pas révélé la faiblesse de l’Iran. Les opérations que nous avons menées depuis le début de la guerre démantèlent l’axe pierre par pierre.»
La longue histoire de la campagne israélienne visant à renverser le gouvernement syrien n’est pas connue de tous, bien que les archives documentaires soient claires. La guerre d’Israël contre la Syrie a commencé avec les néoconservateurs américains et israéliens en 1996, qui ont élaboré une stratégie «Clean Break»6 [rupture nette] pour le Moyen-Orient à l’intention de M. Netanyahou lorsqu’il est arrivé au pouvoir.
L’élément central de cette stratégie était le rejet par Israël (et les Etats-Unis) de «la terre contre la paix», l’idée selon laquelle Israël se retirerait des territoires palestiniens occupés en échange de la paix. Au lieu de cela, Israël devait conserver les terres palestiniennes occupées, régner sur le peuple palestinien dans un Etat d’apartheid, procéder à un nettoyage ethnique progressif de l’Etat et imposer la soi-disant «paix par la paix» en renversant les gouvernements voisins qui s’opposent aux revendications territoriales d’Israël.
Dans la stratégie «Clean Break» il est dit que
«notre revendication sur cette terre à laquelle nous sommes attachés depuis 2000 ans est légitime et honorable» et plus loin: «La Syrie défie Israël sur le sol libanais. Une approche efficace, avec laquelle les Américains peuvent sympathiser, serait qu’Israël prenne l’initiative stratégique le long de ses frontières nord, en combattant le Hezbollah, la Syrie et l’Iran, principaux agresseurs au Liban ...».
Dans son livre «Fighting Terrorism», publié en 1996, Netanyahou a exposé sa nouvelle stratégie. Israël ne combattrait pas les terroristes, mais les Etats qui les soutiennent. Plus précisément, il ferait en sorte que les Etats-Unis se chargent de combattre en faveur d’Israël. En 2001, il a poursuivi en ce sens:
«La première et la plus importante chose à comprendre est la suivante: il n’y a pas de terrorisme international sans le soutien d’Etats souverains. Si l’on supprime ce soutien étatique, tout l’échafaudage du terrorisme international s’effondre en poussière.»
La stratégie de Netanyahou a été intégrée à la politique étrangère des Etats-Unis. L’élimination de la Syrie a toujours été un élément clé du plan. Cela a été confirmé au général Wesley Clark7 après le 11-Septembre. Lors d’une visite au Pentagone, on lui a expliqué:
«En cinq ans, nous allons attaquer et détruire les gouvernements de sept pays – nous commencerons par l'Irak, puis nous irons en Syrie, au Liban, en Libye, en Somalie, au Soudan et en Iran.»
L’Irak serait le premier, puis la Syrie et le reste. (La campagne de Netanyahou en faveur de la guerre en Irak est décrite en détail dans le nouveau livre de Dennis Fritz, «Deadly Betrayal». Le rôle du lobby israélien est expliqué en détail dans le nouveau livre d’Ilan Pappé, intitulé «Lobbying for Zionism on Both Sides of the Atlantic» [Lobbying pour le sionisme des deux côtés de l’Atlantique]. L'insurrection qui a frappé les troupes américaines en Irak a retardé le plan quinquennal, mais n'a rien changé à la stratégie de base.
A ce jour, les Etats-Unis ont mené ou parrainé des guerres contre l’Irak (invasion en 2003), le Liban (financement et armement d’Israël par les Etats-Unis), la Libye (bombardements de l’OTAN en 2011), la Syrie (opération de la CIA dans les années 2010), le Soudan (soutien aux rebelles pour diviser le Soudan en 2011) et la Somalie (soutien à l’invasion de l’Ethiopie en 2006). Une guerre des Etats-Unis contre l’Iran, ardemment souhaitée par Israël, est toujours en attente.
Aussi étrange que cela puisse paraître, la CIA a soutenu à plusieurs reprises des djihadistes islamistes pour mener ces guerres, et ces djihadistes viennent de renverser le régime syrien. La CIA a contribué à la création d’Al-Qaïda en formant, armant et finançant les moudjahidines en Afghanistan dès la fin des années 1970. Certes, Oussama ben Laden s’est ensuite retourné contre les Etats-Unis, mais son mouvement est tout de même une création américaine. Ironiquement, comme le confirme Seymour Hersh, ce sont les services de renseignements d’Assad qui ont «averti les Etats-Unis de l’imminence d’un attentat à la bombe d’Al-Qaïda contre le quartier général de la cinquième flotte de la marine américaine».
L’opération Timber Sycamore était un programme clandestin de la CIA de plusieurs milliards de dollars mis en place par Obama pour renverser Bachar el-Assad. La CIA a financé, formé et fourni des renseignements à des groupes islamistes radicaux et extrémistes. Les efforts de la CIA comprenaient également une «ligne de rat» pour acheminer des armes de la Libye (attaquée par l’OTAN en 2011) vers les djihadistes en Syrie. En 2014, Seymour Hersh a décrit cette opération dans son article «The Red Line and the Rat Line»:8
«Une annexe top-secrète du rapport, qui n'a pas été rendue publique, décrit un accord secret conclu début 2012 entre les gouvernements d'Obama et d'Erdoğan. Il concernait la ligne du rat. Selon l'accord, les fonds provenaient de Turquie ainsi que d'Arabie saoudite et du Qatar; la CIA, soutenue par le MI6, était chargée d’acheminer en Syrie des armes provenant des arsenaux de Kadhafi.»
Peu après le lancement de Timber Sycamore, en mars 2013, lors d’une conférence conjointe9 du président Obama et du Premier ministre Netanyahou à la Maison Blanche, Obama a déclaré:
«En ce qui concerne la Syrie, les Etats-Unis continuent de travailler avec leurs alliés, leurs amis et l’opposition syrienne pour accélérer la fin du régime d’Assad.»
Pour la mentalité sioniste américano-israélienne, un appel à la négociation de la part d’un adversaire est considéré comme un signe de faiblesse de ce dernier. Ceux de l'autre camp qui appellent à des négociations trouvent généralement la mort, assassinés par des agents israéliens ou américains. Nous en avons fait l'expérience récemment au Liban.
Le ministre libanais des Affaires étrangères a confirmé que Hassan Nasrallah, ancien secrétaire général du Hezbollah, avait accepté un cessez-le-feu avec Israël quelques jours avant son assassinat. La volonté du Hezbollah d’accepter un accord de paix conforme aux souhaits du monde arabo-musulman, à savoir une solution à deux Etats, ne date pas d’hier. De même, au lieu de négocier pour mettre fin à la guerre à Gaza, Israël a assassiné le chef politique du Hamas, Ismail Haniyeh, à Téhéran.
De même, en Syrie, au lieu de permettre l’émergence d’une solution politique, les Etats-Unis se sont opposés à plusieurs reprises au processus de paix. En 2012, l’ONU avait négocié un accord de paix en Syrie qui a été bloqué par les Américains, qui ont exigé qu’Assad parte dès le premier jour de l’accord de paix. Les Etats-Unis voulaient un changement de régime, pas la paix.
En septembre 2024, M. Netanyahou a présenté à l’Assemblée générale10 une carte du Moyen-Orient divisée entre «bénédiction» et «malédiction», le Liban, la Syrie, l’Irak et l’Iran faisant partie de la malédiction de M. Netanyahou. La véritable malédiction est le chemin d’Israël vers la destruction et la guerre, qui a maintenant englouti le Liban et la Syrie, avec l’ardent espoir de Netanyahou d’impliquer les Etats-Unis également dans une guerre avec l’Iran.
Les Etats-Unis et Israël se réjouissent d’avoir réussi à anéantir un autre adversaire d’Israël et défenseur de la cause palestinienne, Netanyahou revendiquant «le mérite d’avoir lancé le processus historique». Il est fort probable que la Syrie va maintenant succomber à une guerre prolongée entre les nombreux protagonistes armés, comme ce fut le cas lors des précédentes opérations de changement de régime américano-israéliennes.
En bref, l’ingérence américaine, sur ordre de l’Israël de Netanyahou, a laissé le Moyen-Orient en ruines, avec plus d’un million de morts et des guerres ouvertes en Libye, au Soudan, en Somalie, au Liban, en Syrie et en Palestine, et avec l’Iran sur le point de se doter d’un arsenal nucléaire, poussé à cette éventualité contre ses propres inclinations.
Tout cela est au service d’une cause profondément injuste: priver les Palestiniens de leurs droits politiques au service de l’extrémisme sioniste fondé sur le livre de Josué,11 datant du VIIe siècle avant notre ère. Fait remarquable, selon ce texte – sur lequel s’appuient les zélotes religieux d’Israël – les Israélites n’étaient même pas les premiers habitants de ces terres. Au contraire, selon ce texte, Dieu ordonne à Josué et à ses guerriers de commettre de multiples génocides pour conquérir les terres.
Dans ce contexte, les nations arabo-musulmanes et, en fait, la quasi-totalité du monde se sont unies à plusieurs reprises pour réclamer une solution à deux Etats et la paix12 entre Israël et la Palestine.
Au lieu de la solution à deux Etats, Israël et les Etats-Unis ont créé un désert et l’ont appelé la paix.
* Jeffrey Sachs est Professeur à l’Université de Columbia, directeur du Centre pour le développement durable de l’Université de Columbia et président du Réseau des solutions de développement durable des Nations Unies. Il a été conseiller auprès de trois secrétaires généraux de l’ONU et occupe actuellement la fonction de défenseur des ODD auprès du secrétaire général António Guterres. |
Source: https://www.commondreams.org/opinion/us-israel-syria, 12 décembre 2024
(Traduction «Point de vue Suisse»)
2 https://www.icj-cij.org/node/204176
3 https://www.ohchr.org/en/stories/2023/05/behind-data-recording-civilian-casualties-syria
6 https://www.dougfeith.com/docs/Clean_Break.pdf
7 https://www.youtube.com/watch?v=fAnNJW9_KYA
8 https://www.lrb.co.uk/the-paper/v36/n08/seymour-m.-hersh/the-red-line-and-the-rat-line
11 https://www.commondreams.org/opinion/israel-s-policy-of-genocide
12 https://www.commondreams.org/opinion/israel-two-state-solution