Réflexions sur les événements en Afghanistan – 35

Le gouvernement taliban se consolide progressivement

M. K. Bhadrakumar
(photo mad)

par M. K. Bhadrakumar*

(9 décembre 2021) Le 14 novembre dernier, le nouveau représentant spécial des Etats-Unis pour l'Afghanistan, Thomas West, a mené à Moscou des discussions avec le représentant présidentiel spécial du Kremlin, Zamir Kabulov, et le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité, Alexander Venediktov. Sa reconnaissance des «intérêts partagés» avec la Russie concernant l'Afghanistan, exprimée à la suite de la rencontre, constitue une avancée importante.

M. Kabulov a par la suite révélé que la Russie et les Etats-Unis étaient tous deux en accord: le gouvernement intérimaire des talibans s’est ressaisi concernant la gouvernance et le contrôle du pays. Bien qu'une semaine se soit écoulée depuis la déclaration de Kabulov, Washington n’a pas réagi.

Les consultations de Thomas West à Moscou ont eu lieu à la suite de la réunion de la «Troïka élargie» – la Russie, les Etats-Unis, la Chine et le Pakistan – à Islamabad le 11 novembre dernier (réunion à laquelle Thomas West a assisté). Il va donc de soi qu'il existe désormais un consensus naissant parmi les principaux protagonistes extérieurs selon lequel le gouvernement taliban, vieux de six semaines, constitue désormais une véritable réalité dans la politique régionale et internationale.

Il est clair que cela place le format de la «Troïka élargie» comme étant la principale plateforme d'engagement de la communauté internationale avec les autorités de Kaboul.

Comment la situation va-t-elle évoluer? Tout d'abord, la communauté internationale continuera sans doute à inciter les talibans à progresser plus rapidement vers un gouvernement inclusif et à interpréter la charia plus librement. Il y a des choses que les talibans peuvent faire et d'autres qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas faire. L'annonce faite cette semaine à Kaboul selon laquelle la scolarité de toutes les filles reprendra dans tout l'Afghanistan à la date prévue, en mars 2022, et l'engagement stipulant qu'il n'est pas prévu d'empêcher les femmes de travailler dans les écoles constituent des mesures qui vont dans le bon sens.

Le niveau de violence a sensiblement diminué par rapport au niveau enregistré sous le régime d'Ashraf Ghani. L'Afghanistan n'a jamais été semblable à la Suisse ou au Bhoutan, un pays en paix avec lui-même. Il existe inévitablement une violence résiduelle après quatre décennies d'une guerre âprement disputée et il existera toujours des prédictions d'apocalypse de la part de groupes d'intérêt et de pays pour lesquels la poursuite d’une anarchie en Afghanistan représente un avantage. Toutefois, la position des Etats-Unis est cruciale.

Sans le soutien de la Maison-Blanche, un nouveau projet de changement de régime en Afghanistan ne peut voir le jour, et, cela, même les personnages volubiles de la «résistance» de la vallée du Panjshir (et leurs mentors à l'étranger) le savent.

Le sentiment que les Etats-Unis se préparent progressivement et continuellement à mener une relation pragmatique avec le gouvernement taliban poussera les autres pays occidentaux à s'engager eux aussi auprès des autorités de Kaboul. L'Allemagne et les Pays-Bas ont rejoint la Grande-Bretagne dans cette dynamique.

Des hauts responsables iraniens (à gauche) et des autorités talibanes
présidées par le vice-premier ministre par intérim, Mullah Abdul Ghani
Baradar (à droite), ont discuté des fondements institutionnels de
la coopération irano-afghane.

Il ne fait aucun doute que cela a eu des répercussions sur le dernier rapport de Deborah Lyons – la représentante spéciale du Secrétaire général et chef de la mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan –, présenté au Conseil de sécurité à New York le 17 novembre dernier.

Mme Lyons a reconnu que ses contacts avec l’administration de facto des talibans au cours des trois derniers mois à Kaboul et dans les provinces ont été «généralement utiles et constructifs», étant donné que les autorités cherchent à bénéficier d'une présence des Nations Unies et d'une reconnaissance internationale, ainsi qu'à surmonter le déficit de confiance entre elles et la communauté internationale.

En ce qui concerne la gouvernance, Mme Lyons a indiqué que le gouvernement taliban a commencé à percevoir des recettes douanières, qu'il a utilisées pour résoudre des problèmes urgents tels que le paiement des salaires des fonctionnaires. En outre, les talibans continuent d'assurer la sécurité de la mission de l'ONU et autorisent un large accès humanitaire, y compris pour les femmes employées par des organisations humanitaires.

Dans une déclaration très éloquente, elle a souligné que le changement de la situation sécuritaire a permis à la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA) de se rendre dans des régions du pays auxquelles elle n'avait pas eu accès depuis 15 ans et d’y fournir une assistance vitale.

Mme Lyons a déclaré que des «questions difficiles» ont été soulevées avec les talibans et que, bien qu'«ils aient pris connaissance de ces préoccupations, ils ont clairement indiqué que, pour l'instant, il existe des limites aux concessions qu'ils sont prêts à faire sur certaines questions». Ce n'est pas une surprise et le monde occidental doit accepter les réalités de la culture, de l'histoire et des traditions afghanes d'une société musulmane profondément pratiquante.

Plus important encore, Mme Lyons a souligné que la situation humanitaire désastreuse dans laquelle est plongé le pays peut être «évitée», car elle est en grande partie due aux sanctions financières qui paralysent l'économie. Elle a exhorté la communauté internationale à «trouver d'urgence un moyen de fournir un soutien financier au personnel soignant dans les hôpitaux publics, au personnel des programmes de sécurité alimentaire et, également, aux enseignants».

Mme Lyons a conclu que la MANUA s'efforcera de jouer un rôle essentiel dans un dialogue politique soutenu et structuré entre les autorités de facto, les autres parties prenantes afghanes et l'ensemble de la région et de la communauté internationale, dans le but d'établir une voie permettant de forger des relations constructives entre l'Afghanistan et le reste du monde.1 Dans l'ensemble, Mme Lyons a dressé un tableau réaliste mais prudemment optimiste. Nous pouvons désormais enterrer de manière sûre et concluante le scepticisme consistant à se demander si les talibans ont «réellement changé» depuis les années 1990. La réponse définitive est «OUI, il n’y a plus de doute – ils ont effectivement changé».

Concernant la levée des sanctions, la balle est maintenant dans le camp du président Biden. Mais les Etats-Unis sont une maison divisée qui croule sous l'humiliation subie pendant la guerre et continuent d’adopter une logique punitive. Hélas, le Congrès préfère se concentrer sur le lynchage politique de Biden en vue des élections de mi-mandat de l'année prochaine.

Si les intentions de Biden ne sont pas mauvaises et s’il peut faire preuve d’une bonté exemplaire, il n’en demeure pas moins aujourd'hui un leader de plus en plus distrait et politiquement trop faible pour s’imposer. Quant à son équipe au département d'Etat, elle est bien trop bureaucratique et, au niveau stratégique, reste entièrement immergée dans la culture de l'époque de la guerre froide.

Cependant, il est un fait que, finalement, l'initiative doit venir de la région. Il se peut que les talibans soient invités à assister à la prochaine réunion ministérielle des pays voisins – et éventuellement à la réunion de la «Troïka élargie» – à Pékin au début de l'année prochaine.

L'Iran a montré la voie de ce qui était possible d’accomplir sans attendre le feu vert de la «Troïka élargie». Jeudi dernier à Kaboul, le ministère des Finances a annoncé que l'Afghanistan et l'Iran avaient créé plusieurs comités afin de développer une coopération dans divers domaines, tels que l'économie, l'agriculture, le transport ferroviaire, le commerce et les investissements.

L'une des propositions discutées est la création d'un comité trilatéral entre l'Afghanistan, l'Iran et la Chine pour construire et financer des voies de chemins de fer entre Herat et Mazar, ainsi qu’entre Wakhan et Kashgar, ce qui aurait de profondes répercussions sur la connectivité régionale.

Selon certaines indications, une délégation du gouvernement taliban espère recevoir une invitation à se rendre à Moscou pour des discussions similaires. Il semble évident que les talibans soient conscients du rôle central que la Russie peut jouer dans la stabilisation de la situation en Afghanistan.2

* M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique
étrangère indienne et des événements au Moyen Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline».

Source: https://www.indianpunchline.com/reflections-on-events-in-afghanistan-35/, 20 novembre 2021

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.un.org/press/en/2021/sc14706.doc.htm

2 https://tass.com/world/1363107; https://tass.com/world/1363115; https://tass.com/world/1363117; https://tass.com/world/1363187

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