Réflexions sur les événements en Afghanistan – 41

Les Etats-Unis apportent la guerre des cultures en Afghanistan

M. K. Bhadrakumar (Photo mad)

par M. K. Bhadrakumar*, Inde

(16 décembre 2022) Le moment est venu de reprendre les fils de mon blog du 27 janvier dernier intitulé «L'Occident coopte les talibans».1 En effet, la roue a fait marche arrière depuis que le conclave de trois jours à Oslo (du 23 au 25 janvier dernier) entre un petit groupe de diplomates occidentaux et plusieurs responsables talibans n'a pas permis de trouver un modus vivendi raisonnable. Depuis lors, le pendule a basculé vers l'autre extrême.

L'Afghanistan est redevenu le théâtre de rivalités entre grandes puissances en raison d'événements intrinsèques à la situation afghane, d'un changement de régime au Pakistan et de changements dans la politique régionale en Asie centrale dus aux retombées de la guerre par procuration entre l'Occident et la Russie en Europe.

Pour récapituler, la Russie et la Chine ont brillamment sapé la tentative des Etats-Unis à Oslo de coopter le gouvernement taliban comme partenaire. Les conditions du partenariat n'étaient pas acceptables pour les talibans, notamment la marge de manœuvre que les services de renseignement américains et britanniques cherchaient à obtenir pour organiser des opérations secrètes depuis le sol afghan.

La Russie et la Chine ont permis aux talibans de négocier avec les Etats-Unis en leur offrant simplement la perspective d'une relation bénéfique. L'objectif principal des Etats-Unis était d'utiliser l'Afghanistan comme une étape dans leurs stratégies d'endiguement contre la Russie, la Chine et l'Iran.

Depuis lors, les Etats-Unis estiment qu'avec l'enlisement de la Russie en Ukraine et la prudence de la Chine à l'égard de Moscou, ils disposent d'une fenêtre d'opportunité pour travailler de manière proactive à la promotion de changements de régime en Asie centrale et arracher la région à l'orbite russe.

Des tentatives ont été faites au Kazakhstan, au Kirghizstan, en Ouzbékistan et au Turkménistan, mais les régimes de ces pays sont restés vigilants. Ces tentatives ratées ont une fois de plus attiré l'attention sur l'importance de l'Afghanistan en tant que haut lieu de la géopolitique de la région d'Asie centrale. D'où la nécessité de reprendre le contrôle de Kaboul.

Il s'agit d'un véritable effort collectif des services de renseignement occidentaux, avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne dans le rôle principal. Sans surprise, l'Occident s'est concentré sur les régions du nord de l'Afghanistan qui bordent les anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale.

Avec un régime pro-occidental au pouvoir au Pakistan, les Etats-Unis ont le champ libre pour travailler avec les groupes non talibans. Les puissances occidentales estiment que le Front de résistance nationale (FRN), dirigé par le leader panjshiri Ahmed Massoud, offre une plate-forme idéale pour faire avancer leur programme régional.

Outre les liens que le clan Massoud entretient depuis des décennies avec les services de renseignement français, Ahmed Massoud a lui-même été formé à Sandhurst [Académie militaire britannique]. Les Panjshiris sont irréconciliablement opposés à la domination pachtoune et ont également des affinités ethniques avec le Tadjikistan.

C'est là qu'intervient Emmanuel Macron. La France a un compte à régler avec le Kremlin depuis que le Groupe Wagner de la Russie a sommairement remplacé la Légion française2 en tant que fournisseur de sécurité pour les pays francophones de la région du Sahel, qui étaient historiquement l’arrière-cour de la France. Macron a l'intention de riposter en Asie centrale et dans le Caucase.3

Dans ce jeu d'ombres, Macron voit comme quasi idéal le président du Tadjikistan Imomali Rahmon. L'esprit impénétrable de Rahmon n'est jamais facile à déchiffrer et il est plutôt compliqué dans ce cas, car les équations tadjiks-russes sont également impliquées, mais il semble avoir pour priorité que l'Occident est prêt à dépenser beaucoup d'argent pour soutenir le NRF et Massoud, et que cette entreprise occidentale va certainement s'inscrire dans la durée.

L'atout de Rahmon est que le Tadjikistan est la porte d'entrée du Panjshir et qu'il peut fournir un couloir de transit pour le flux d'argent, d'hommes et de matériel occidentaux afin de renforcer la capacité du FRN à mener une lutte armée et à émerger rapidement comme une entité politique crédible au niveau régional.

En début de semaine, Douchanbé a accueilli le Dialogue de sécurité de Herat, destiné à faciliter la rencontre entre le FRN (Massoud) et divers autres politiciens afghans mécontents, hostiles au régime taliban et domiciliés en Occident, l'événement étant encadré par des agents de renseignement américains et européens.

Il est clair que l'entreprise vise à élargir la base du FRN en y intégrant tous les éléments anti-talibans. Il est intéressant de noter qu'à Douchanbé, les Afghans ont tissé des liens avec des invités triés sur le volet dans des pays de la région, dont la Russie et l'Iran, pour la plupart des «libéraux» autoproclamés qui sont prêts à se plier à l'ordre du jour de l'Occident.

En un mot, l'entreprise vise à créer un autre mouvement de résistance afghan pour chasser les talibans du pouvoir. Le terrain est en train d'être préparé pour une nouvelle guerre civile dont l'Occident espère sortir victorieux, mais sans avoir à mettre des «bottes sur le terrain».

Cependant, cette nouvelle guerre civile sera très différente de toutes les précédentes dans l'histoire afghane. En effet, elle est présentée comme une guerre culturelle – une lutte pour la domination entre des groupes au sein de la société afghane en raison de leurs différentes croyances ou pratiques – bien qu'elle puisse être considérée comme une nouvelle tentative de prise de pouvoir politique avec l'aide de l'étranger.

Elle présente des similitudes avec les guerres culturelles qui se sont déroulées en Amérique au cours des deux dernières décennies entre la société laïque libérale et une opposition conservatrice qui enracine sa vision du monde dans les écritures divines. Aujourd'hui, en Amérique, cette guerre se manifeste par des combats vicieux sur l'avortement, les droits des homosexuels, la religion dans les écoles publiques, etc.

En Afghanistan aussi, la guerre des cultures s'étendra inévitablement des questions de religion et de culture familiale pour s'emparer presque totalement de la politique, créant ainsi un dangereux sentiment de conflit entre vainqueurs et vaincus sur l'avenir du pays, comme c'est le cas en Amérique.

Le paradoxe ici est que l'insurrection proposée par les Panjshiris a lieu au nom de la démocratie, alors que la démocratie, initialement, est un accord selon lequel nous ne nous entretuerons pas pour nos différences, mais nous discuterons de ces différences, quel que soit le temps que cela prendra. Le FRN de Massoud, au contraire, est attaché à la violence pour renverser le gouvernement taliban qui n'est au pouvoir que depuis un peu plus d'un an.

Au cours de l'année écoulée, les talibans ont fait face à une situation extraordinaire et le verre est à moitié plein, objectivement parlant. Oui, il se passe des choses qui ne sont pas conformes aux normes occidentales4 de la démocratie libérale. Néanmoins, l'Etat de droit existe5 – sauf que la loi islamique est le principe directeur. En effet, la croyance que l'expression religieuse peut contribuer à la démocratie a une longue histoire, même dans les pays occidentaux, tout comme la croyance que toute religion est une bonne chose.

Fondamentalement, il s'agit d'un dangereux malentendu, car la politique n'est rien d'autre qu'un artefact de la culture. Et la culture sous-tend la politique dans tous les pays, y compris en Amérique ou en France. Il est certain que les talibans verront dans la guerre civile qui s'annonce – promue par l'Occident – une menace existentielle pour leur mode de vie, pour les choses qu'ils considèrent comme sacrées. En d'autres termes, la résistance des talibans au FRN sera ancrée dans la peur de l'extinction. Ils se battront jusqu'à la mort pour leur mode de vie.

Pourquoi l'Occident fait-il cela à l'Afghanistan après avoir détruit le tissu social de ce pays au cours des deux dernières décennies en perpétrant des crimes de guerre aussi horribles? Il faut au moins commencer par restituer l'argent de ce pays qui se trouve dans les banques occidentales et laisser à la nation afghane un répit décent pour panser ses blessures de guerre, avant d'inciter à une nouvelle guerre civile. Dans la conjoncture actuelle, c'est sans aucun doute la crise humanitaire6 qui devrait être la priorité numéro un de la communauté internationale.

Abdul Latif Pedram, un rare homme politique afghan progressiste connu pour son intégrité, a écrit dans un tweet: «J'ai été invité à la réunion sur la sécurité de Herat (à Douchanbé), mais je n'y ai pas participé en raison de la présence de personnes corrompues.»

En effet, c'est une insulte au peuple afghan que les Occidentaux continuent de le traiter comme du bétail muet. Pedram a ajouté que les invités à la réunion de Douchanbé étaient tous associés au régime corrompu que les talibans ont remplacé, et qu’ils n'ont aucune idée pour améliorer la situation tragique de son pays.

*  M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline».

Source: https://www.indianpunchline.com/reflections-on-events-in-afghanistan-41, 1er décembre 2022

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.indianpunchline.com/reflections-on-events-in-afghanistan-40/

2 https://www.dailysabah.com/world/africa/france-warns-mali-against-deal-with-russian-wagner-mercenary-firm

3 https://www.trtworld.com/asia/why-has-azerbaijan-armenia-peace-meeting-been-called-off-62901

4 https://gandhara.rferl.org/a/afghanistan-taliban-defend-public-floggings/32150237.html

5 https://www.jurist.org/news/2022/11/afghanistan-dispatch-taliban-leaders-issue-new-orders-on-law-making-process-enforcement-of-court-orders-from-previous-government

6 https://www.vaticannews.va/en/world/news/2022-11/afghanistan-cold-winder-humanitarian-aid-28-million-people.html

 

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