Une semaine après la rencontre entre Biden et Poutine, les choses se gâtent

M. K. Bhadrakumar
(photo mad)

par M. K. Bhadrakumar*

(21 décembre 2021) La Russie réaffirme ses «lignes rouges», à savoir des garanties juridiques à long terme contre la poursuite de l'avancée de l'OTAN vers l'Est et le déploiement d'armes aux frontières occidentales de la Russie.

Le 10 décembre, le ministère russe des Affaires étrangères a publié une déclaration1 dans laquelle il dit s'attendre à ce que des garanties juridiques à long terme soient données «dans un délai précis et sur la base du principe de sécurité globale et indivisible».Moscou sent que Washington retourne l'argument et soutient que le problème réside dans le prétendu réarmement du territoire russe, qui pourrait présager une invasion de l'Ukraine.

C'est ce qu'a répété Biden en personne le 12 décembre,2 en éludant une fois de plus la question des déploiements de l'OTAN et en préférant s'attarder sur ce qui se passerait si la Russie envahissait l'Ukraine.

Entre-temps, les Etats-Unis ont rallié les pays du G7 à leur cause. La déclaration du G73 du 12 décembre fait essentiellement écho à la position américaine. Le G7 a également choisi d'ignorer les «lignes rouges» de la Russie concernant l'expansion de l'OTAN, énoncées dans la déclaration du ministère des Affaires étrangères datant du 10 décembre.

Le département d'Etat américain a annoncé4 que la secrétaire adjointe du Bureau des Affaires européennes et eurasiennes, Karen Donfried, se rendra à Kiev et à Moscou du 13 au 15 décembre «pour discuter des menaces militaires émanant de la Russie et pour renforcer l'engagement des Etats-Unis en faveur de la souveraineté, de l'indépendance et de l'intégrité territoriale de l'Ukraine».

Mme Donfried se rendra ensuite à Bruxelles les 15 et 16 décembre pour consulter les membres de l'OTAN et les partenaires de l'UE «sur les efforts à déployer pour trouver une solution diplomatique.»

L'Occident fait preuve d'hypocrisie en transformant cette affaire en une question d'agression territoriale de la part de la Russie, oubliant par un heureux hasard que tout cela s'inscrit dans un contexte complexe, qui remonte à l'époque où les dirigeants occidentaux (dont le secrétaire d'Etat américain de l'époque, James Baker, et le ministre allemand des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher) ont promis au dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev qu'en cas d'approbation soviétique de l'unification de l'Allemagne, l'Occident garantirait que l'OTAN ne se déplacerait pas «d'un pouce» vers les frontières de la Russie.

De fait, au milieu des années 1990, l'administration de Bill Clinton a ignoré cette garantie, fondamentale pour la sécurité de la Russie, et l'OTAN s'est engagée sur la voie de l'expansion, s'étendant d'abord à l'Europe centrale, puis à la région balte et aux pays des Balkans qui formaient auparavant la Yougoslavie.

Les nombreuses protestations russes contre l'expansion de l'OTAN ont tout simplement été ignorées. A l'époque, Moscou n'était pas en mesure de faire valoir ses intérêts nationaux.

Un moment décisif s'est produit lorsque l'OTAN a annoncé en 2008 que la porte était ouverte à l'adhésion de l'Ukraine (et de la Géorgie). La Russie a de nouveau protesté, car l'adhésion de ces deux pays à l'OTAN amènerait les déploiements de l'alliance jusqu'à ses frontières occidentales et méridionales. Une fois de plus, les Etats-Unis ont refusé d'y prêter attention.

Toutefois, un changement de paradigme s'est produit en 2013–2014, lorsque l'Occident a réussi à renverser le gouvernement pro-Moscou du président Viktor Ianoukovitch en Ukraine (qui était, soit dit en passant, un dirigeant élu) et à installer à sa place un gouvernement pro-occidental à Kiev. C'est alors qu'a débuté un projet systématique visant à transformer l'Ukraine en un Etat antirusse.

A l’heure actuelle, le défi auquel la Russie est confrontée est que – même sans admettre l'Ukraine comme membre à part entière – l'OTAN a commencé à se déployer dans ce pays, profitant de l'impasse dans le Donbass et des mauvaises relations entre Kiev et Moscou.

Le porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères a révélé le 12 décembre5 que l'OTAN envoie de grandes quantités d'armes en Ukraine et que «des combattants y sont envoyés sous la couverture d'instructeurs militaires».6

A première vue, une épreuve de force n'est plus à exclure, même si Moscou désavoue toute intention de recourir à la force.

L'«inconnue connue» est de savoir dans quelle mesure la politique intérieure américaine détermine la ligne de conduite future de M. Biden. (Poutine a cherché à rencontrer Biden en tête-à-tête.) Après la crise en Afghanistan, la cote de Biden a chuté de façon spectaculaire et moins de trois Américains sur dix approuvent la façon dont Biden gère la crise de l'inflation aux Etats-Unis, et la plupart lui donnent de mauvaises notes sur toutes les questions majeures autres que la pandémie de la covid-19.

Un sondage ABC News a révélé, après le sommet vidéo de Biden avec Poutine du 7 décembre, que seuls 15% des personnes interrogées avaient déclaré avoir «une grande confiance» dans le président pour négocier avec Poutine au nom de l’Amérique. (Ce chiffre est à comparer aux 26% d’un sondage ABC datant de juin).

En d'autres termes, il peut être intéressant pour Biden de montrer qu'il est «dur» avec la Russie. Les dirigeants dont le bilan au pouvoir est peu reluisant ont tendance à utiliser les questions de politique étrangère pour redorer leur image. L'année 2022 est une année électorale cruciale aux Etats-Unis, les prévisionnistes prévoyant que les démocrates pourraient perdre le contrôle du Congrès, ce qui affecterait en effet sérieusement la présidence de Biden et aurait des répercussions sur sa candidature à la réélection en 2024.

Biden pourrait perdre la face s'il s'asseyait à la table des négociations pour discuter des «lignes rouges» de Poutine. Plus important encore, il s'agit de l'une de ces situations où, après avoir pataugé dans le courant, il est trop tard pour faire marche arrière.

Le fait est que l'Ukraine est une «affaire inachevée» et que l'ensemble du projet occidental visant à affronter la Russie risque de s'effondrer si l'OTAN est bloquée dans son processus d'expansion. La diabolisation de la Russie est déjà très présente dans la rhétorique occidentale. Pendant ce temps, l'Occident observe avec empressement que la Russie a retrouvé la parité stratégique avec les Etats-Unis et qu'elle les devance dans le domaine des forces conventionnelles en développant des armes hypersoniques de pointe. Poutine lui-même a abordé ce sujet dans une interview accordée aux médias ce week-end.7

Tout porte à croire que la Russie préfère toujours une solution diplomatique/politique, mais il est très peu probable qu'elle atténue ses exigences et accepte une fois de plus une nouvelle expansion de l'OTAN, cette fois jusqu'à ses frontières. La déclaration du ministère des Affaires étrangères du 10 décembre aborde les questions essentielles de la défense nationale de la Russie.

Dans une interview accordée aujourd'hui au journal Izvestia, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Ryabkov, a déclaré: «Ce n'est pas comme si les problèmes avaient commencé hier. Ils sont liés, pour l'essentiel, à l'aspiration des Etats-Unis à nier la Russie en tant que facteur clé indépendant de la vie internationale, et à nous imposer leurs propres approches sur toute une série de questions, y compris la manière dont nous devons vivre dans notre propre pays.»

Selon M. Ryabkov, l'Ukraine «est avant tout un projet géopolitique de Washington, une tentative d'élargir la sphère de sa propre influence, d'étendre ses outils pour renforcer ses positions qui, selon les aspirations des Etats-Unis, les aideront à dominer dans cette région du monde. Il s'agit, bien sûr, d'une méthode pour nous créer des difficultés, en empiétant sur notre sécurité. Nous le disons ouvertement: nous avons certaines lignes rouges que nous ne permettrons à personne de franchir; nous avons une exigence très claire ... Moscou a besoin de garanties juridiques extrêmement fiables pour sa sécurité.»

Il a conclu par cet avertissement: Moscou continuera à mettre en évidence auprès des membres de l'OTAN le fait que la sécurité de l'alliance en cas d'expansion ne sera pas plus grande, et que les conséquences de cette démarche seraient graves. (Lisez la transcription complète de cette importante interview de Ryabkov réalisée par Izvestia).8

Par ailleurs, M. Ryabkov aurait également déclaré aujourd'hui [13 décembre] à l'agence de presse publique RIA Novosti: «notre réponse sera militaire» si l'OTAN ne garantit pas à Moscou la fin de son expansion vers l'Est. «Il y aura une confrontation. Nous n’avons fondamentalement aucune confiance en l'OTAN. Par conséquent, nous ne jouons plus à ce genre de jeu et ne croyons pas aux assurances de l'OTAN.»

En clair, la Russie rejette le sophisme des Etats-Unis concernant une menace d'invasion de l'Ukraine par la Russie afin de détourner l'attention de ce qui est réellement en jeu ici – à savoir le refus de Moscou d'accepter toute nouvelle expansion de l'OTAN vers l'est dans l'espace postsoviétique.

Le moment critique arrive maintenant que la Russie a appris à ses dépens que les assurances verbales des Occidentaux n'ont aucun caractère sacré. L'ironie suprême est que Gorbatchev et Baker sont toujours en vie.

* M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique
étrangère indienne et des événements au Moyen Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline».

Source: https://www.indianpunchline.com/week-after-biden-putin-meeting-crunch-time-is-coming/, 13 décembre 2021

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.mid.ru/foreign_policy/news/-/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/4991520

2 https://tass.com/politics/1381889

3 https://www.gov.uk/government/news/g7-foreign-ministers-statement-on-russia-and-ukraine

4 https://www.state.gov/assistant-secretary-donfrieds-trip-to-ukraine-russia-and-belgium/

5 https://tass.com/russia/1374401

6 https://edition.cnn.com/2021/12/08/politics/us-ukraine-security-assistance-military-training/index.html

7 https://tass.com/russia/1374381

8 https://www.mid.ru/en_GB/foreign_policy/news/-/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/4992391

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