Grave escalade dans le conflit Russie-Ukraine: de la «diplomatie céréalière» à la guerre totale

Prof. Dr. Hans Köchler
(Photo www.hanskoechler.com)

Cinq questions adressées au professeur Hans Köchler

Institut pour la diplomatie culturelle, Washington DC / Berlin

(10 octobre 2022) (Mark Donfried) Cette semaine, lors d’un discours public (en retard d'un jour), le président Vladimir Poutine a informé le monde que la Russie allait mobiliser partiellement les forces militaires de réserve et les anciens soldats pour s'engager dans le conflit en Ukraine. En même temps, il a annoncé l'organisation d'un référendum sur la question de savoir si les citoyens souhaitaient être rattachés à la Fédération de Russie. Dans ce contexte, le président Vladimir Poutine a indiqué que les forces armées russes protégeraient le territoire russe par tous les moyens à leur disposition, y compris les armes nucléaires. Il a ajouté qu'il ne s'agissait pas d'un bluff. L'ancien président Dmitri Medvedev a réaffirmé cette déclaration et répété les menaces. En ce qui concerne ces graves développements, nous aimerions poser les cinq questions suivantes au professeur Hans Köchler:*

Mark Donfried:** Que signifient ces développements pour l'Ukraine, pour l'Europe et pour la communauté internationale?

Hans Köchler: Pour la population ukrainienne, ces développements signifient une nouvelle accélération de la spirale de la violence, avec encore plus de pertes humaines et des risques incalculables pour l'intégrité territoriale et la survie même du pays. Pour l'Ukraine comme pour l'Europe, la menace d'une guerre nucléaire – et, avec elle, la fin de la prospérité et de la bonne vie, que nous tous, en Occident, avons si longtemps considérées comme acquises – est soudain devenue plus qu'une lointaine vision d'horreur.

En ce qui concerne la communauté internationale, les développements ont profondément déstabilisé un ordre mondial déjà fragile. L'invasion russe de l'Ukraine n'est pas le premier recours illégal à la force par un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. Depuis la fondation de l'organisation mondiale après la Seconde Guerre mondiale, des Etats puissants ont, à de nombreuses reprises, violé de manière flagrante le droit international, envahi des pays, occupé ou annexé leur territoire, ou changé leur régime.

Par conséquent, la guerre d'agression en Ukraine n'est pas une nouveauté pour la communauté internationale, pas même en ce qui concerne l'Europe (si l'on se rappelle les événements de 1999 en Yougoslavie). En revanche, ce qui est nouveau pour la communauté internationale, c'est la menace plus qu'hypothétique d'une guerre nucléaire – d'une troisième guerre mondiale. C'est la première constellation de ce type depuis la crise des missiles de Cuba en 1962.

*     Hans Köchler est né le 18 octobre 1948 dans la ville de Schwaz, au Tyrol, en Autriche. Il a obtenu un doctorat en philosophie (Dr. phil.) avec les plus hautes distinctions (sub auspiciis praesidentis rei publicae) à l'Université d'Innsbruck (Autriche). De 1982 à 2014, il a été professeur universitaire de philosophie (avec une spécialisation en philosophie politique et en anthropologie philosophique). Il est titulaire de doctorats honorifiques de l'Université d'Etat de Mindanao (Philippines) et de l'Université pédagogique d'Etat d'Arménie, ainsi que d'une chaire honoraire de philosophie de l'Université de Pamukkale (Turquie). De 1990 à 2008, il a été président du département de philosophie de l'université d'Innsbruck.
        Dans son université, le professeur Köchler a également été président de l'Arbeitsgemeinschaft für Wissenschaft und Politik (groupe de travail pour les sciences et la politique) de 1971 à 2014. De 1974 à 1988, il a été membre du conseil d'administration du Österreichisches College (Collège autrichien, Vienne) et membre du comité de programme du Forum européen d'Alpbach. En 1998, il a été professeur invité à l'Université de Malaya à Kuala Lumpur (Malaisie). En 2004, il a été nommé professeur invité à l'Université polytechnique des Philippines, à Manille. Après avoir été élu membre à vie en 2006, il a été élu coprésident de l'Académie internationale de philosophie en 2010. De 2019 à 2021, il a été membre du conseil universitaire de l'Université des sciences numériques (Berlin). En 2018, il a rejoint la faculté de l'Académie de la diplomatie culturelle à Berlin, en Allemagne.
**     Mark Donfried est directeur de l'Institute for Cultural Diplomacy, une ONG basée à Berlin qu'il a fondée en 2001.

Quelle devrait être la réaction de l'Occident à ces développements à court et à long terme?

Il n'est pas facile de donner un conseil pertinent. Ce qui semble être nécessaire, avant tout, c'est une attitude sobre et responsable de la part de toutes les parties – et certainement pas une hystérie de masse comme celle que nous avons connue au début de la Première Guerre mondiale.

Ce qui, dans des circonstances normales, pourrait être considéré comme un acte d'autodéfense collective de l'Ukraine avec le soutien des pays occidentaux, conformément à l'article 51 de la Charte des Nations Unies, est en fait devenu une guerre par procuration entre l'«Occident collectif» et la Russie. La menace nucléaire est le résultat direct de cette constellation; cette menace n'existerait pas s'il s'agissait d'un conflit purement bilatéral entre la Russie et l'Ukraine. En raison des implications régionales et géopolitiques plus larges du conflit, les dirigeants du monde occidental sont bien avisés de ne pas agir exclusivement selon une dichotomie manichéenne entre le bien et le mal. Fiat iustitia, pereat mundus («Que la justice règne, même si le monde périt») n'est pas la bonne maxime dans une situation où la paix mondiale pourrait être en jeu.

Si je peux me permettre de faire allusion à la célèbre distinction de Max Weber: Gesinnungsethik (éthique de la conscience) doit être complétée par Verantwortungsethik (éthique de la responsabilité). L'Occident aurait dû tenir compte des conseils d'un homme d'Etat expérimenté tel que l'ancien secrétaire d'Etat américain Henry Kissinger, qui a déclaré très tôt que l'Occident ne devait pas se laisser emporter par l'humeur du moment et devait encourager l'Ukraine à accepter des négociations en vue d'un retour à un statu quo ante.

Selon les mots de Kissinger (mai 2022): «La poursuite de la guerre au-delà de ce point ne serait pas une question de liberté pour l'Ukraine, mais une nouvelle guerre contre la Russie elle-même.» Malheureusement, le point de non-retour a peut-être été atteint avec la nouvelle et rapide escalade de part et d'autre.

L'Accord de Minsk II de 2015 aurait pu servir de base à une solution permanente du conflit. Malheureusement, pendant sept longues années, les médiateurs occidentaux (Allemagne, France) n'ont pas fait assez pour encourager l'Ukraine à entreprendre des réformes constitutionnelles et à mettre en œuvre les mesures d'autonomie significative, prévues par Minsk II, dans la région russophone du Donbass.

Si la seule réaction à court terme de l'Occident à ces nouveaux développements est l'imposition de nouvelles sanctions et l'envoi massif d'armes supplémentaires, je crains que le conflit ne devienne rapidement incontrôlable. Comme la Russie sera toujours le voisin de l'Ukraine et une partie de l'Europe géographique, l'Occident devra rechercher un compromis et tenter de convaincre l'Ukraine de la nécessité d'un règlement négocié.

C'est la seule perspective viable à long terme – à moins que jouer avec le destin du peuple ukrainien et le destin de l'Europe ne soit considéré comme une stratégie acceptable.

Quelles sont les chances que la Russie utilise d'une manière ou d'une autre, même à petite échelle, son arsenal nucléaire, et si elle décide de l'utiliser, que se passera-t-il ensuite?

Je ne peux répondre qu'à la première partie de votre question. La seconde partie serait une question pour l'Oracle de Delphes. Je préfère ne pas spéculer. – En ce qui concerne la première partie:

La Russie a déclaré à plusieurs reprises que, conformément à sa doctrine nucléaire, elle n'utilisera les armes nucléaires qu'en dernier recours – lorsqu'elle sera l'objet d'une attaque nucléaire ou que l'existence même de l'Etat russe sera en jeu. Pas plus tard qu'en janvier de cette année, le président Poutine s'est joint aux autres dirigeants des Etats dotés d'armes nucléaires au Conseil de sécurité pour déclarer «qu'une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée» et «que les armes nucléaires […] doivent servir à des fins défensives, dissuader les agressions et prévenir la guerre».

Toutefois, cette déclaration – convenue par la Russie avec les Etats-Unis, la Chine, le Royaume-Uni et la France – laisse la porte ouverte à l'utilisation d'armes nucléaires dans les cas où un Etat détermine que son existence même est en jeu. L'avis consultatif de la Cour internationale de justice sur la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires (1996) va dans le même sens, déclarant que la Cour ne peut pas conclure de façon définitive si l'utilisation d'armes nucléaires «dans une circonstance extrême de légitime défense» serait légale ou non.

Face à cette ambiguïté, et en raison de l'escalade rapide du conflit en Ukraine, il est d'autant plus important que les puissances nucléaires occidentales, et en premier lieu les Etats-Unis, prennent au sérieux le sobre avertissement du président John F. Kennedy dans son célèbre «discours de la paix» de juin 1963: «Par-dessus tout, […] les puissances nucléaires doivent éviter les confrontations qui amènent un adversaire à choisir entre une retraite humiliante ou une guerre nucléaire. Adopter ce type d'attitude à l'ère nucléaire ne serait qu'une preuve de la faillite de notre politique – ou d'un souhait de mort collective pour le monde.»

Cela décrit exactement le risque auquel le monde est confronté actuellement, alors qu'au lieu de rechercher un règlement négocié et d'encourager l'Ukraine à reprendre les négociations d'Istanbul, la stratégie occidentale semble être de mettre fin au conflit par une défaite militaire totale de la Russie, et de convaincre l'Ukraine que c'est une perspective réaliste.

Ayant vécu l'expérience de la crise des missiles de Cuba en 1962, le président Kennedy savait de quoi il parlait et comprenait l'importance de la Verantwortungsethik [éthique de la responsabilité] dans les situations où le bien commun de l'humanité est en jeu.

Nous entendons des messages contradictoires dans les pays occidentaux de ceux qui disent que le conflit doit continuer car il est important que la Russie perde, alors que dans le même temps, d'autres voix appellent l'Occident à agir et à imposer à l'Ukraine un compromis à travers un dialogue avec la Russie. Quelle est, à votre avis, la voie à suivre?

Face à l'alternative angoissante d'une guerre totale, la seule stratégie responsable sera de reprendre les négociations. Je ne dirais pas que l'Occident doit «imposer» un compromis à l'Ukraine, le pays attaqué. Au lieu de «promettre» à l'Ukraine la victoire par la défaite de l'adversaire, poussant ainsi le pays plus loin dans l'abîme de la guerre, sans fin en vue, l'Occident devrait faire tout son possible pour convaincre l'Ukraine – un Etat souverain qui est, à juste titre, désillusionné par les garanties de sécurité totalement inefficaces du «Mémorandum de Budapest» de 1994 – des mérites d'une solution diplomatiquement négociée.

Malheureusement, après l'escalade des derniers jours, dont Henry Kissinger a averti dès le début du conflit, les négociations seront infiniment plus difficiles qu'elles ne l'étaient au moment où les négociations se sont enlisées après la réunion d'Istanbul. Il faut espérer que les deux parties, la Russie et l'Ukraine, ont entendu le plaidoyer du président turque, Recep Tayyep Erdoğan, devant l'Assemblée générale des Nations Unies en début de semaine:

«Nous avons besoin d'une sortie de crise digne. Et cela peut être possible par une solution diplomatique qui est rationnelle, qui est juste, et qui est applicable.» Le président turc doit être pris au sérieux en matière de diplomatie dans des conditions de guerre, comme il l'a démontré de manière convaincante en facilitant l'accord sur les céréales entre l'Ukraine et la Russie et l'échange de prisonniers d'hier [22 septembre] entre les deux parties belligérantes.

Malgré le fait que des milliers de personnes ont déjà été tuées et blessées dans ce conflit et que d'énormes dommages ont été infligés à l'infrastructure et aux habitations en Ukraine, alors que simultanément les sanctions occidentales ont causé d'énormes dommages à l'économie russe et à sa réputation, que peut-on et doit-on faire sur le plan diplomatique pour désamorcer ce conflit et permettre de jeter un pont vers une future solution diplomatique?

Les deux accords fructueux que je viens de mentionner donnent une idée de la voie à suivre. Alors que la guerre se poursuivait avec beaucoup de vigueur des deux côtés, la Turquie a néanmoins réussi à réunir les deux parties pour un accord sur l'exportation de denrées alimentaires à partir des ports ukrainiens. Il s'agissait d'une opération très complexe en termes de diplomatie et de logistique. La «diplomatie céréalière» s'est avérée être la première – et remarquable – réussite en termes de rapprochement des adversaires dans un but constructif, à savoir humanitaire. Jusqu'à présent, l'accord conclu sous les auspices des Nations Unies et de la Turquie semble tenir.

De même, en pleine escalade militaire cette semaine, la médiation de la Turquie et de l'Arabie saoudite a permis de finaliser un échange de prisonniers très complexe – près de 300 personnes des deux côtés – entre l'Ukraine et la Russie.

Cet échange a également permis la libération de cinq chefs du régiment d'Azov qui seront désormais sous la garde de la Turquie jusqu'à la fin de la guerre, avec toutes les garanties du président Erdoğan. Sur sa page Facebook, le président Zelensky a exprimé sa «sincère gratitude à Recep Tayyip Erdoğan, président de la Turquie, pour le rôle prépondérant qu'il a joué dans ce processus.»

Ces efforts fructueux des Etats qui ont su garder les canaux de communication ouverts avec les deux parties ont démontré que même en temps de guerre, des accords sur les questions les plus sensibles sont possibles sur la base d'une évaluation rationnelle des intérêts des deux parties, c'est-à-dire en poursuivant la realpolitik – au lieu de céder aux émotions du moment. Il faut espérer que d'autres dirigeants s'inspireront de l'exemple du président turc et adopteront une attitude équilibrée qui leur donnera de la crédibilité vis-à-vis des deux parties au conflit.

Une mesure majeure de désescalade du côté occidental serait de renoncer à sa politique de sanctions globales, que beaucoup dans le pays visé perçoivent comme une punition collective, et qui est de plus en plus impopulaire également dans les Etats membres de l'UE en raison de son effet de retour de flamme.

Une autre mesure importante serait de mettre fin au boycott des activités et de la coopération dans les domaines de la culture, de l'art ainsi que de l’enseignement et de la recherche universitaires. Ce boycott a inutilement empoisonné le climat et totalement sapé la diplomatie culturelle.

La culture ne doit pas être politisée; elle ne doit pas devenir un outil de l'arsenal de la guerre hybride. Lorsque des Etats sont impliqués dans un conflit, c'est la société civile qui peut jeter des ponts par-dessus le fossé. C'est là que réside la vertu de la diplomatie citoyenne. Les Etats ne doivent pas s'immiscer dans ce domaine.

Avant tout, cependant, la désescalade pourrait être obtenue en atténuant la rhétorique et la propagande de toutes les parties. Tant que le conflit est dépeint comme une bataille entre le bien et le mal, il risque d'acquérir une aura de fin des temps qu'il faut éviter à tout prix. Comme nous l'avons vu dans des périodes antérieures de l'histoire, une hystérie guerrière de ce type peut facilement déclencher des émotions qui peuvent rapidement devenir incontrôlables.

Enfin, il convient de ne plus se focaliser sur une guerre par procuration entre l'Occident collectif et la Russie, mais sur les questions fondamentales qui étaient en jeu entre l'Ukraine et la Russie lors des négociations de Minsk. Dans leur propre intérêt, les pays d'Europe devraient revenir au rôle constructif que leurs représentants – l'Allemagne et la France – ont joué en tant que médiateurs entre les deux parties en conflit. Le sort de tout un peuple ne doit pas être déterminé par une lutte pour la domination géopolitique.

Source: International Progress Organization, http://i-p-o.org/IPO-nr-RUSSIA-UKRAINE-ESCALATION-Interview-23Sept2022.htm, 23 septembre 2022

Reproduction avec l'aimable autorisation de l'auteur.
(Traduction de l'anglais: «Point de vue Suisse»)

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