«J’ai eu un impact – c’est ce qui compte»

Au Yémen en 2015: Peter Maurer devant les ruines d’un bâtiment
détruit par des frappes aériennes saoudiennes. (Photo Keystone/EPA/
Yahaya Arhab)

Interview du président du CICR Peter Maurer* réalisée par Barbara Lüthi, RTS (Radio Télévision Suisse), 11 août 2022

(18 août 2022) Peter Maurer quittera la présidence du «Comité international de la Croix-Rouge» (CICR) à la fin du mois de septembre. Son mandat à la tête de l’organisation humanitaire a été marqué par une succession de crises: la guerre en Syrie, la persécution des Rohingyas au Myanmar, l’Afghanistan et l’Ukraine. Entretien.

* * *

SRF: Peter Maurer, quel sentiment prédomine après ces dix années?

Peter Maurer: Je ressens une grande satisfaction vis-à-vis de ce que j’ai pu faire, et je suis convaincu que le moment est venu de partir. Mais j’ai aussi rencontré beaucoup de personnes durant cette période et j’ai eu de nombreuses bonnes discussions. La nostalgie est donc aussi présente. Dans l’ensemble, lorsque je regarde en arrière, j’estime que nous n’avons négligé aucun conflit international majeur – que cela a été une période positive pour le CICR.

Etes-vous une personne différente de celle que vous étiez il y a dix ans?

Je pense que le fait d’être confronté à des conflits et d’en vivre les conséquences vous transforme, surtout lorsque vous y êtes confronté personnellement à de multiples reprises. J’ai été surpris de constater qu’à un moment donné, je me suis rendu compte qu’il est presque plus facile de vivre le conflit en personne que d’en voir les images dans les médias. Lorsque vous voyagez dans des zones de guerre et que vous parlez aux gens, l’horreur prend des proportions différentes. C’est toujours terrible, mais on comprend mieux. Quand on ne voit que les images, le cerveau devient fou. L’horreur réelle est moins impressionnante que l’horreur imaginaire.

Une partie de votre travail consiste à parler et à négocier avec toutes les parties belligérantes. Cette impartialité est aussi régulièrement critiquée. Comment parle-t-on aux personnes impliquées dans des violations du droit international?
Hassaké, camp de réfugiés d’Al-Hol, Syrie. Visite du président du CICR, Peter Maurer, l2 mai 2022. (Photo CICR, S.N.)

Il faut avant tout être à l’écoute. Il faut comprendre quelles sont les forces motrices. Comment en sommes-nous arrivés là? Il faut aussi avoir de l’empathie pour les belligérants, même si c’est difficile. Si vous ne voyez dans votre interlocuteur que le contrevenant, le violeur, le terroriste, vous êtes dans une logique de stigmatisation. Il faut sortir de cette logique, sinon vous n’êtes pas un intermédiaire crédible et neutre.

Si vous parlez avec toutes les parties et essayez de les comprendre, vous gagnez une idée de ce que chacune d’entre elles peut faire pour que le dialogue soit rétabli. Mais comprendre ne veut pas dire excuser, il est important de faire la part des choses.

Cette approche n’est pas toujours acceptée, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, notamment ces derniers temps. Tout le monde exige toujours des positions et considère la neutralité comme un manque de courage. Mais la neutralité est fondamentale pour effectuer ce travail.

«Syrie: les sociétés ravagées par les conflits imposent des années de lourd tribut aux civils

[…] Mon déplacement a lieu à un moment où d'autres régions du monde sont confrontées à une tragédie. Qu'il s'agisse des efforts déployés pour évacuer les civils d'Alep, fin 2016, ou plus récemment de Marioupol, en Ukraine, je suis fier que le CICR puisse fournir protection et assistance aux personnes qui en ont le plus besoin, en veillant à toujours mener une action humanitaire neutre et impartiale.»

Extrait de la déclaration de Peter Maurer, président du CICR, à la suite de son déplacement en Syrie le 12 mai 2022

Comment reconnaître, lors d’un tel échange, que ce que vous dites est vraiment compris par votre interlocuteur?

Les moments intéressants sont ceux où l’autre partie dit quelque chose d’inattendu, où l’on se rend compte qu’un élément supplémentaire d’honnêteté ou d’explication est apparu qui n’avait pas été couvert dans les «talking points» ou le «briefing». Les réactions émotionnelles soudaines indiquent que le ton de la conversation est en train de changer. Ce sont les premiers signes d’un renforcement de la confiance. J’essaie également d’être ouvert et honnête, et de faire les distinctions nécessaires. Cela ne signifie pas que je ne parle pas des violations du droit international humanitaire. Mais j’essaie toujours de replacer chaque chose dans son contexte. Avec le temps, on apprend à le faire.

Où apprend-on cela? Dans une école de diplomatie?

La diplomatie est à la fois une profession et un art. Comme c’est un métier, certaines choses s’apprennent. D’autres relèvent de l’instinct, de l’intuition, de la perception des humeurs. Cela demande de l’expérience. Il faut apprendre, expérimenter et faire des erreurs; se rendre compte qu’on a mal lu l’atmosphère de la pièce. Pour moi, ce processus a été le plus intéressant de ces dix dernières années, mais aussi avant, lorsque j’étais diplomate. Cela m’a toujours fasciné. Et c’est aussi l’essence même de ce que nous essayons de faire au CICR.

Y a-t-il une conversation qui reste gravée dans votre mémoire, car vous avez pu faire évoluer les choses, faire un pas en avant?

En toute modestie, je dirais qu’il y en a relativement beaucoup.

Fin mars 2022 à Moscou: Peter Maurer a été fortement critiqué pour cette poignée
de main avec Sergueï Lavrov. (Photo Keystone / Kirill Kudryavtsev/Pool)
Lorsque vous vous êtes rendu en Ukraine en mars pour rencontrer Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, qu’avez-vous obtenu?

Voyez ce que fait le CICR en Ukraine: en juin, nous avons contribué au premier échange de soldats tués entre les deux parties belligérantes. Nous avons rendu visite à des prisonniers, dans des zones contrôlées par la Russie et l’Ukraine. Grâce à nos contacts avec les autorités russes et ukrainiennes, nous avons pu résoudre plus de mille cas de personnes disparues. Ces résultats sont modestes au regard du problème dans son ensemble. Mais ils n’auraient pas été possibles sans l’existence d’un dialogue et d’une base de confiance.

Et pourtant, l’opinion publique vous condamne souvent pour avoir serré la main de personnes comme Sergueï Lavrov, Bachar al-Assad ou Vladimir Poutine …

Il faut vivre avec. La perception du public n’est pas si importante. Notre objectif est de changer la vie des personnes concernées, qu’il s’agisse de soldats ou de civils. Tant que nous avons la reconnaissance et la compréhension de ces personnes, et que les parties en conflit nous accordent une légitimité, cela suffit.

Je comprends que les gens veuillent prendre parti. Mais ce sont deux manières différentes de voir le monde. Pendant dix ans, j’ai joué le rôle d’intermédiaire neutre.

Cela ne veut pas dire que je ne suis pas aussi une personne politiquement engagée, qui aime parfois formuler les choses plus clairement ou plus distinctement. Mais c’est le travail. Et il s’avère que la fonction de président du CICR a un impact. C’est ce qui compte.

* En tant que président du CICR, Peter Maurer dirige environ 20 000 collaborateurs dans plus de 100 pays. Les pays et régions prioritaires du CICR sont l'Afghanistan, l'Ethiopie, le Yémen, la Syrie, la région du Sahel et, depuis le début de la guerre, également l'Ukraine.
Avant son élection à la présidence du CICR en octobre 2011, Peter Maurer a travaillé de nombreuses années comme diplomate pour le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE).
Il a notamment été ambassadeur et représentant permanent de la Suisse auprès de l'ONU à New York de 2004 à 2010 et a ensuite dirigé la Direction politique du DFAE.
Après son départ fin septembre, il reprendra la présidence du «Basel Institute of Governance», qui s'engage dans le monde entier dans la lutte contre la corruption et la criminalité économique.

Source: https://www.swissinfo.ch/fre/peter-maurer---j-ai-eu-un-impact---c-est-ce-qui-compte-/47821988

Ce contenu a été publié le 11 août 2022. Interview Barbara Lüthi, SRF

(Traduit de l’allemand par Dorian Burkhalter)

Retour