Situation économique de la Chine

«Ce n’est pas une bulle qui éclate, c’est simplement une entreprise qui fait faillite»

Jeunes filles dans le métro à Shanghai. (keystone/
Süddeutsche Zeitung Photo/Jose Giribas)

Au sujet de l'économie chinoise, des intérêts des investisseurs occidentaux et du rapport entre l'individu et la société

Interview de Frank Sieren* accordé à Simon Zeise**

(19 janvier 2022)  Réd. C'est avec plaisir que nous mettons à la disposition de nos lecteurs cette interview instructive du 16 octobre 2021, réalisée par Simon Zeise du quotidien allemand «junge Welt».

Simon Zeise: Vous avez dit un jour que l'essor de la Chine mettrait fin au règne de l'homme blanc. Quand la République populaire aura-t-elle remplacé les Etats-Unis en tant que première puissance mondiale?

Frank Sieren: Il est bien évidemment difficile de donner une date précise à cette prédiction. Si l'on mesure la puissance économique de la Chine à la parité du pouvoir d'achat, la Chine est depuis longtemps la plus grande économie nationale. En termes de revenu par habitant, la République populaire reste toutefois derrière la Roumanie. Sur le plan militaire, la Chine est également encore loin derrière. En Chine, les plus grands porte-avions pèsent 50 000 tonnes, tandis que les porte-avions américains ont une capacité de 100 000 tonnes. Dans certains domaines d'innovation, la République populaire est déjà en avance, par exemple dans la conduite autonome, tandis que dans d'autres, les Etats-Unis sont encore en tête, par exemple dans le domaine des puces informatiques.

La Chine, une puissance mondiale

Quoi qu'il en soit, il est clair que nous devons considérer la Chine comme une puissance mondiale. Pékin va énormément gagner en influence. La citation que vous avez reprise au début signifie que plusieurs siècles de domination de la minorité blanche occidentale sur la majorité du monde touchent à leur fin. C'est un changement d'époque qui va modifier l'ordre mondial de manière spectaculaire. Et nous sous-estimons la vitesse à laquelle cela se produit: il y a 100 ans, un quart du monde appartenait encore à l'Empire britannique colonial. Puis les Etats-Unis ont remplacé les Britanniques en tant que puissance mondiale. C’était très étonnant à l'époque.

Il y a 30 ans, les Etats-Unis semblaient être la seule éternelle puissance mondiale. On parlait même de la fin de l'histoire. Aujourd'hui, la Chine est en train de dépasser les Etats-Unis. Et l'étape la plus récente est la plus fondamentale, car elle ne se limite plus à l'hémisphère occidental. Le changement climatique, la numérisation et le déplacement du pouvoir mondial vers la Chine sont trois thèmes dont nous devrons nous occuper au cours des prochaines décennies. La République populaire jouera à nouveau un rôle central dans le changement climatique et la numérisation, que le système là-bas nous plaise ou non.

Principales lignes de conflits

L'ascension de la Chine va de pair avec le déclin des Etats-Unis. Où se situent actuellement les principales lignes de conflit?

Sous la présidence de Donald Trump, les lignes de conflit sont devenues plus visibles que jamais. La lutte pour le pouvoir ne porte plus tant sur la suprématie militaire que sur la suprématie dans le secteur technologique. Dans ce domaine, la Chine est plus avancée que les Etats-Unis dans certains secteurs décisifs. La stratégie de Trump consistait à isoler la Chine, par exemple dans le développement de la norme de téléphonie mobile 5G. Toutefois, la réussite n’a été que partielle. En Europe, les Français et les Allemands n'ont pas suivi cette tendance. Un autre domaine est celui des puces électroniques. La Chine est certes tout à fait capable de fabriquer des micro-puces qui, en termes de performance, sont d’un niveau international. Mais elles sont encore construites par des machines européennes qui fonctionnent principalement avec des logiciels américains. Donald Trump disposait ainsi d'un levier pour interdire aux entreprises sud-coréennes ou taïwanaises de vendre à la Chine.

La République populaire a alors naturellement vidé le marché avant l'interdiction. La plupart des pays ont suivi en achetant en masse. Aujourd'hui, les puces sont rares. Et de nombreuses chaînes de production de l'industrie automobile sont à l'arrêt, car même de simples puces pour les lève-vitres font défaut – et ce, même aux Etats-Unis. Washington ne sort donc pas vraiment gagnant avec cette stratégie. Les fabricants de puces perdent environ douze milliards de dollars par an. Et Pékin fera d'autant plus vite en sorte de devenir indépendant des Etats-Unis. A long terme, c’est donc l’économie américaine qui est perdante.

En parallèle, l'époque où il était possible pour Washington de réparer de telles erreurs par la force militaire est également révolue. Les Etats-Unis n'ont plus envie de se battre pour la liberté en utilisant des armes, de leur point de vue, au bout du monde. Trump avait déjà dit qu'il voulait ramener ses soldats à la maison. Et Joseph Biden a été encore plus explicite: il a déclaré que l'ère où les Etats-Unis tentaient de faire de la politique grâce à des invasions et des changements de régime est désormais révolue. En même temps, les Etats-Unis veulent bien sûr rester la seule puissance mondiale: c'est pourquoi ils choisissent de s’éloigner des luttes de pouvoir pour se tourner vers l'économie et la technologie.

Le pouvoir de marché des grands groupes high-tech

Restons dans le domaine de la technologie et jetons un coup d'œil sur l'économie chinoise. Le fait que le gouvernement chinois ait réduit les bénéfices et le pouvoir de marché des grands groupes high-tech Alibaba, Tencent et autres a fait grand bruit. Quelle stratégie se cache derrière cela?

Il s'agit d'une stratégie à plusieurs niveaux. Il faut savoir que ces grands acteurs n'ont pu voir le jour que parce que le gouvernement chinois a fermé les frontières aux grands groupes étrangers du numérique. Ils n'ont pas laissé entrer Facebook, Amazon et Twitter, mais ont créé leurs propres entreprises. Ils ont ainsi connu un grand succès. Du point de vue de Pékin, ils ont même trop bien réussi: ces entreprises sont désormais si puissantes qu'elles forment des monopoles. Elles achètent immédiatement les nouvelles entreprises arrivant sur le marché et décident ensuite en toute quiétude de les laisser mourir ou de les laisser vivre – mais uniquement à leurs conditions.

En outre, les groupes développent des modèles commerciaux pouvant par exemple, comme dans le cas de la filiale d'Alibaba Ant Financial, déstabiliser le système financier de la Chine. Comme le gouvernement n'a pas envie d'une situation comme celle de 2008 après le crash des marchés financiers aux Etats-Unis, il intervient maintenant. De plus, il contrôle les modèles commerciaux basés sur l'exploitation des employés, par exemple les services de livraison de repas. Des salaires minimums y sont désormais versés. Cela aurait dû être fait depuis longtemps. Dans l'ensemble, Pékin veut donc des règles de jeu claires qui garantissent que la diversité des entreprises se développe et qu'elles se tiennent mutuellement en échec. Aucune de ces entreprises ne doit être en mesure de plonger le pays tout entier, voire le monde, dans une crise. La procédure sert également à maintenir le pouvoir du parti; elle est parfois rude, car elle modifie les règles de jeu en cours. Sur le fond, elle reste néanmoins judicieuse.

Investir en Chine?

Des investisseurs occidentaux veulent placer leur argent en Chine. Comment perçoivent-ils les nouvelles mesures?

Il y a deux réactions en Occident. D'un part, on s'indigne que l'Etat chinois démantèle ses entreprises privées prospères. C’est pour ainsi dire un retour à Mao, à l'économie planifiée. D’autre part, le Washington Post commente qu’en réalité, Pékin met en œuvre ce que les Etats-Unis ne parviennent pas à faire, à savoir, introduire des règles de jeu sensées pour ces grandes entreprises. Le débat se situe entre ces deux pôles. Entre-temps, on voit déjà qu'il ne s'agit pas d'un démantèlement des groupes high-tech chinois. Les restrictions sont telles que les entreprises peuvent très bien vivre avec. Après la chute des cours, une reprise s'est déjà amorcée sur les marchés boursiers.

Le multimilliardaire américain George Soros met en garde contre les investissements en Chine. Il le justifie entre autres par la menace de faillite du groupe immobilier «Evergrande». Que se passe-t-il sur le marché immobilier chinois? Une bulle est-elle en train d'éclater?

Non, ce n'est pas une bulle qui éclate, c'est simplement une entreprise qui fait faillite. C'est une énorme différence. Il ne semble pas non plus qu'une bulle se forme là-bas et qu'elle puisse éclater. Soros perçoit trop le monde à travers des lunettes idéologiques dépassées: une économie planifiée communiste opposée à une économie de marché libre. Mais le monde n'est pas noir ou blanc. Il est généralement gris. Que serait donc une bulle dans le secteur immobilier?

Premièrement, on construirait des logements dont personne n'a besoin. Ce n'est pas le cas. La classe moyenne ne représente que 25% de la population. Aux Etats-Unis, elle est de 50% et en Allemagne, de 70%. Il y a encore une grande marge de progression. Deuxièmement, les gens perdraient confiance dans les logements pour leur retraite et vendraient à tour de bras. Ce n'est pas non plus le cas. Et troisièmement, de très nombreux propriétaires seraient surendettés et ne pourraient plus honorer leurs crédits. Ce n'est pas non plus le cas. Il faut au moins 30% de fonds propres, voire 70% dans certaines villes. Et chaque famille ne peut posséder que deux appartements.

Mais il existe bel et bien de gros problèmes: les appartements sont beaucoup trop chers. A Shenzhen, dans le sud de la Chine, on parle de 46 salaires annuels. Et la fortune des gens est trop axée sur l'immobilier: lequel représente 70% de la fortune, contre 30% seulement aux Etats-Unis. Mais ces deux problèmes peuvent être résolus: d'une part, en construisant des logements sociaux et, d'autre part, en développant d'autres formes de placement financier.

C'est pourquoi les grands acteurs de l'industrie financière américaine, comme Blackstone ou Goldman Sachs, peuvent désormais investir et même fonder la majorité des joint-ventures pour la gestion de fortune. La fortune en actions y joue un grand rôle. Et les groupes financiers, contrairement à ce que propose Soros, veulent absolument investir en Chine.

Trains à grande vitesse Fuxing HGV Gare de Tianjin, Chine.
(keystone/imageBroker/Markus Mainka)

Limiter la pauvreté et la richesse

Il y a quelques semaines, le gouvernement chinois a décidé d'un grand programme de redistribution. Avec quels instruments le gouvernement tente-t-il de lutter contre la pauvreté dans le pays et de limiter la richesse?

En réalité, ce sont des méthodes classiques. On tourne la vis fiscale. Le marché de l'immobilier est limité: un ménage ne pourra plus acheter que deux appartements à l'avenir. Beaucoup d'argent est redistribué des provinces côtières riches vers les régions pauvres. Au cours des huit dernières années, on a ainsi réussi à sortir cent millions de personnes de la pauvreté, avec une tendance claire: d'une part, il y a de moins en moins de pauvres en Chine, tandis que d'autre part, l'écart entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser. Toutefois, le coefficient de Gini, qui mesure cet écart, est encore plus important aux Etats-Unis.

Vous vivez à Pékin depuis 1994. Comment percevez-vous les nouveaux riches? Est-ce qu'on se vante ou est-il mal vu d'exhiber ouvertement son premier million?

La modestie de l'éthique protestante est pour l'instant rare en Chine, même si elle pourrait également être déduite de la tradition bouddhiste. Les conditions sont plutôt américaines. On montre sans détour ce que l'on a accompli et on en est récompensé par de l'estime plutôt que par de la jalousie. C'est parfois un peu trop pour nos goûts européens, notamment pour le goût allemand.

Mon impression est toutefois que l'Allemagne est plutôt une exception mondiale en la matière et que les Etats-Unis représentent la règle. D'autant plus dans un pays à la croissance aussi rapide que la Chine. Pékin doit toutefois veiller à ce que l'ambiance sociale ne bascule pas avec toute cette fierté du luxe. Les couches les plus pauvres de la population rurale doivent participer davantage à la prospérité. Alors que dans la première phase de la croissance économique, il s'agissait surtout que quelques-uns s'enrichissent en premier, il s'agit aujourd'hui surtout de mieux équilibrer cette nouvelle richesse.

Le nombre de travailleurs migrants diminue

Pendant des décennies, ce sont les millions de travailleurs migrants qui ont été les plus mal lotis. Quelle est leur situation aujourd’hui?

Le problème n'est plus aussi virulent dans la mesure où cette année, pour la première fois, le nombre de travailleurs migrants a diminué. Cela s'explique par deux grandes tendances: premièrement, le gouvernement central a déplacé une partie de la production de la côte vers l'arrière-pays. Cela s'est fait à l'aide de méthodes très simples. Dans le sud de la Chine, par exemple, le salaire minimum a été tellement augmenté chaque année – parfois jusqu'à 15% – que cela n'était plus rentable pour les entrepreneurs. Par conséquent, ce ne sont plus les travailleurs migrants qui se rendent dans les usines, mais ce sont désormais les usines qui se déplacent vers les travailleurs.

Deuxièmement, l'industrie des services joue un rôle de plus en plus important dans l'économie interne. Les personnes qui travaillaient jusqu'à présent à la chaîne trouvent des emplois moins monotones. Ils livrent des colis ou font eux-mêmes du commerce en ligne. Comme tout le pays est connecté en ligne, c'est facile. Il faut en outre dire que le terme de travailleur migrant est trompeur, car il est trop fortement associé en Occident aux travailleurs journaliers. Ceux-ci n'existent plus depuis très longtemps.

Les ouvriers sont rares en Chine, ce qui signifie que les usines doivent faire beaucoup d'efforts pour obtenir des employés et elles doivent même leur verser des primes s'ils restent plus de trois mois. Je dirais que le terme d’ouvrier d'assemblage, que nous connaissons en Allemagne, correspond en fait plus précisément au phénomène. Les ouvriers sont tout à fait dans la situation de pouvoir choisir où ils veulent travailler et ils seront bien logés. Cela ne résout pas tous les problèmes concernant les chaînes de montage, et le travail reste dur et monotone. Mais les conditions de travail s'améliorent constamment.

Ouvrière dans une usine de fabrication de petites pièces en
Chine. (keystone/Image Source/Mick Ryan)

Situation concernant la covid

Comment avez-vous vécu la pandémie de la covid chez vous, à Pékin? Le virus a-t-il été vaincu?

Oui. J'ai été très surpris de la rapidité avec laquelle on y est parvenu en Chine. J'avais déjà vécu la pandémie de SRAS. Je pensais que le coronavirus disparaîtrait tout aussi rapidement. Mais lorsque le virus a fait le tour du monde, je me suis dit: eh bien, ce ne sera pas aussi simple. Mais le gouvernement a rapidement maîtrisé la pandémie grâce à des mesures rigoureuses. Il y a certes toujours de petites épidémies, mais il s’agit de 60 nouveaux cas par jour – pour 1,4 milliard de personnes. Les zones touchées sont immédiatement bouclées. Et les données disponibles sont utilisées pour retracer rapidement le parcours des personnes infectées. Ensuite, on reçoit un appel des autorités. Par exemple: vous étiez avant-hier à 21 heures dans tel ou tel restaurant. Trois tables plus loin, une personne a été testée positive, veuillez vous mettre en quarantaine et vous faire tester.

Ces mesures, controversées en Allemagne parce qu'elles annulent temporairement la protection des données, ont permis à la Chine d'endiguer très rapidement le coronavirus. La palme revient à Shenzhen, dans le sud de la Chine, où début mars 2020, le sujet était clos avec 500 cas et trois morts pour 20 millions de personnes. On voit donc, et cela vaut au-delà des systèmes politiques non seulement pour la Chine, mais aussi pour le Japon et la Corée du Sud, qu'il existe un autre rapport entre l'individu et la communauté. Dans ces sociétés, l'individu est prêt à s'effacer au profit de la communauté, afin d'obtenir à son tour plus d'espace de liberté. Alors que dans les sociétés occidentales, l'individu se dit plutôt: pourquoi moi? Qu'est-ce que j'ai à faire avec les autres? Dans ce cas, les mesures de protection restent souvent lettre morte. Les pays d'Asie sont largement sortis de la crise, tandis que les pays occidentaux restent très loin derrière. Cela aussi en dit long sur la manière dont la gravité du pouvoir mondial penche de plus en plus vers la Chine et l'Asie.

Reproduction avec l'aimable autorisation du quotidien «junge Welt».

Source: https://www.jungewelt.de/artikel/412589.%C3%B6konomie-der-volksrepublik-es-platzt-keine-blase-da-geht-nur-ein-unternehmen-pleite.html, 16 octobre 2021

(Traduction «Point de vue Suisse»)

* Frank Sieren est journaliste, auteur de livres et réalisateur de documentaires. Il vit depuis 1994 à Pékin, où il couvre l'actualité pour différents médias allemands. Son dernier ouvrage est intitulé «Shenzhen – Zukunft Made in China» [Shenzhen: l’avenir produit en Chine]. Editions Penguin, Munich 2021, 416 pages.

** Simon Zeise est rédacteur en chef adjoint du quotidien «junge Welt», publié à Berlin.

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